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« Il faut que la solidarité nationale soit redéfinie » face aux calamités que subissent les agriculteurs, lançait ce week-end, alarmiste, Joël Limouzin, vice-président de la FNSEA et président de la chambre d’agriculture de Vendée ( franceinfo.fr 15/08).
Mais la solidarité nationale peut-elle s’exercer pour voler au secours d’une agriculture industrielle qui détruit son milieu de production pour fournir une alimentation souvent bas de gamme et qui n’assume pas ses coûts externes, notamment écologiques ? La question est légitime.
Certes, le changement climatique frappe fort cette année avec une sécheresse violente et prolongée.
Mais l’agonie des grandes cultures et des élevages grand format est avant tout la conséquence des erreurs des cinquante dernières années, portées par le principal syndicat agricole, associé intimement aux politiques agricoles nationales et européennes.
La première a été le remembrement. Cette réorganisation foncière, qui consiste à regrouper des petites parcelles disséminées et à les redistribuer, existe depuis l’Antiquité et avait une utilité sociale dans l’adaptation des transmissions et face à l’évolution démographique. Mais avec la mécanisation et le développement de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, ce remembrement, timide dès les années 1950, est devenu intensif et destructif à partir des années 1970. L’idéologie diffusée par l’agro-industrie, des coopératives aux industriels en passant par l’enseignement agricole, a été de nommer progrès l’abattage de « tout ce qui dépassait », tout ce qui pouvait freiner le commerce et la diffusion du machinisme, et l’éradication des petites fermes et de la polyculture-élevage, qui étaient un obstacle à l’agrandissement et la spécialisation à outrance d’exploitations intensives et au développement des exportations.
Au nom de ce progrès, des paysages entiers, des centaines de milliers d’emplois agricoles, tout une richesse de variétés de cultures et de races d’élevage adaptées à des terroirs spécifiques, et enfin une biodiversité sauvage, souvent protectrice contre maladies et ravageurs, ont disparu corps et biens. Cette fuite en avant a privé les agriculteurs d’auxiliaires précieux. Avant cette profonde mutation, l’agriculture travaillait avec les différentes composantes du paysage et du biotope dans lesquels ils baignaient. C’est par l’observation de ces éléments et l’invention de stratégies méthodiques que des générations de paysans ont sculpté des terroirs très diversifiés qui, entre autres, retenaient l’eau.
Travailler avec plutôt que contre la nature
Haies de bocages, vergers familiaux, fossés, mares, marais, bosquets, forêts naturelles… participaient, dans un écosystème cohérent, à capter les eaux pluviales et à faciliter son infiltration qui rechargeait les nappes phréatiques et donc les sources. Araser, arracher, abattre, combler ont été les objectifs cyniques de l’agriculture industrielle et de la FNSEA, avec la complicité des politiques, lors de ce remembrement des années1970-1980. Depuis cinquante ans, ils travaillent contre les éléments naturels afin de les soumettre à leurs tentatives de domination techniciste. Les images de parcelles craquelées, avec un maïs décharné, sont là pour émouvoir le citadin qui craint que les rayons de son supermarché favori se vident. Mais il ne sait pas que la transformation de pâturages sur argiles humides, autrefois drainés par fossés, mares et haies, en parcelles de grandes cultures, avec le plus souvent un labourage profond dans le sens de la pente, est une véritable catastrophe conduisant à ces spectaculaires sols craquelés, à l’érosion aérienne lorsque les sols sont laissés nus ou hydraulique lorsque les inévitables pluies diluviennes surviennent.
Les monocultures et la diminution de l’assolement (alternance de cultures et de jachères sur une même parcelle), l’utilisation massive d’engrais de synthèse et de pesticides ont appauvri voire stérilisé les sols. La monoculture du maïs, plante tropicale gourmande en eau en été, est une aberration emblématique, une démonstration de cette agriculture hors-sol, car non adaptée aux micro-climats et aux terroirs français, encore moins au changement climatique, sauf à avoir recours aux OGM, aux pesticides et à l’irrigation massive. Enfin, l’inflation délirante du machinisme agricole, dans la taille des engins et dans les techniques de destruction du sol vivant, parachèvent cette dévastation. Le poids des machines et leurs passages répétés pour les épandages, entraînent le battage des terres, tassant et anéantissant les différentes strates du sol correspondant à des biotopes (aérobies et non aérobies) spécifiques et indispensables à la croissance des plantes. Dès lors, la fuite en avant est enclenchée, le sol appauvri réclamant de plus en plus d’engrais, de pesticides et de passages mécanisés pour maintenir des rendements qui, depuis déjà plusieurs années, au mieux stagnent, au pire baissent.
Services gratuits de la nature vs services onéreux de l’industrie
Enfin, l’appauvrissement et le nivellement des paysages agricoles ont éliminé nombre de services gracieux offerts par la nature. Outre la régulation du système hydrique, les haies, bosquets et arbres isolés offraient abri à de précieux auxiliaires de cultures (oiseaux, insectes salvateurs…), de la production de bois et fruits mais aussi du fourrage en période de sécheresse. Le frêne était l’arbre à tout faire du paysan : ombrage, feuillage apprécié des animaux d’élevage, bois d’œuvre et de chauffage, le tout avec une pousse rapide et prolifique. Bien entendu, ce service est inopérant lorsqu’on est exploitant avec deux cents bovins, hors-sol ou même en pâturage. En période de canicule, la chèvre, dévalorisée dès les années 1950 par son surnom de « vache du pauvre », apprécie la fraîcheur des sous-bois embroussaillés, luttant ainsi contre les incendies, à mille lieues des élevages intensifs : « Alors que les départements des Deux-Sèvres et de la Vienne comptent à eux seuls plus d’un quart du cheptel caprin de France (220 000 chèvres, ndlr), bienheureux le visiteur qui surprendra une biquette broutant un brin d’herbe verte le long des 200 kilomètres de la route touristique du chabichou ! constatait La Nouvelle République en 20191. C’est qu’au pays du fromage de chèvre, l’élevage intensif reste roi. Sous les grands hangars métalliques où des robots montés sur des rails distribuent les rations quotidiennes, l’alimentation des chèvres se résume encore parfois à de la paille et à des granulés industriels. » La démonstration vaut pour la route tout aussi touristique du crottin de Chavignol.
Le recours aux bassines sur lits de plastique ne résoudront rien pour les maïsiculteurs, maïs destiné essentiellement aux élevages. Elles ne feront qu’augmenter la dépendance à l’eau, comme le note Florence Habets, directrice de recherche en hydrométéorologie au CNRS, professeure à École normale supérieure (ENS)2 : « Il apparaît [...] que la création de grands volumes de stockage d’eau pour l’irrigation ne permet pas d’assurer une alimentation en eau lors des longues sécheresses, du fait à la fois de la difficulté à remplir les barrages et d’un usage de l’eau supérieur à la ressource. » Au point de parler de « sécheresse anthropique » : « elle implique uniquement les épisodes secs dus aux prélèvements et à la gestion par des réservoirs, indépendamment des conditions climatiques. » Un cercle vicieux « qui conduit à des dégâts socio-économiques et génère une pression pour créer de nouveaux stocks d’eau : on augmente alors les réservoirs et les volumes stockés. Mais ce gain de réserves est en fait compensé par une augmentation des usages : par exemple, l’augmentation des surfaces irriguées ou la croissance démographique qui élève la consommation en eau potable. » C’est ce qu’on appelle l’effet rebond. Un constat très bien illustré dans cette région poitevine, autrefois bocagère, et qui voit son emblématique marais menacé par les appétits en eau de l’agriculture et de l’élevage intensifs.
La deuxième erreur a été la réduction drastique de la diversité génétique des variétés cultivées et des races élevées, ainsi que la course aux rendements. Moins « rustiques », moins adaptées à un terroir qu’à un objectif de rendement pour l’industrie agro-alimentaire, plantes et animaux d’élevage issus de sélections échevelées, voire d’OGM, réclament une technicité mécanique et chimique, elle aussi hors-sol, qui veut s’affranchir des processus naturels et climatiques, avec les résultats que l’on peut constater aujourd’hui. Un processus qui livre pieds et poings liés les agriculteurs aux appétits des actionnaires.
Retrouver des capacités d’autonomie et d’adaptation
Les paysans qui rompent avec ce modèle, qui tentent de recréer des environnements propices, qui s’initient à l’agrocécologie et à la préservation des sols, leur plus grande richesse, retrouvent de l’autonomie dans la diversification des productions, le choix des semences et de leur cheptel, tout en se rapprochant du consommateur. Et ils s’en sortent généralement mieux que les autres lors de calamités climatiques ou sanitaires, à condition que les réglementations, édictées sur-mesure pour l’agro-industrie, n’entravent pas leur travail qui ne vise que l’autonomie alimentaire de leurs communautés de proximité. Il n’y a que l’élevage intensif qui craint la grippe aviaire.
Certes, on ne retrouvera pas les bocages d’avant-guerre et les plaines céréalières ouvertes existent depuis le XVe siècle. Mais il est indispensable de sauver ce qui peut l’être : non pas les bénéfices à l’export des coopératives géantes et des groupes agro-industriels, mais plutôt la richesse vivante et naturelle des terres agricoles et de leurs biotopes, ainsi que le capital extraordinaire des savoir-faire et innovations paysannes ainsi que des semences et races endémiques. Les solutions existent et fonctionnent. La polyculture-élevage, la diversification des productions, l’adoption et l’amélioration par sélection naturelle, permettent de mieux encaisser les chocs comme cette année et de plus facilement s’adapter au changement climatique, techniquement et économiquement. L’agroforesterie est un exemple de pratique ancienne qui bénéficie d’expérimentations nouvelles et obtient des résultats plus qu’encourageants dans les fermes où elle est appliquée. Les techniques agraires douces et leurs matériels spécifiques simples, pouvant être fabriqués à la ferme ou dans un atelier commun, existent et fonctionnent.
La transmission des savoir-faire passés a été rompue. Pour les retrouver et les soumettre à de nouvelles recherches, il faut des moyens et une volonté politique, tandis que l’enseignement agricole doit être réformé en profondeur. La maîtrise technique de l’agroécologie et de l’élevage extensif est plus difficile à acquérir que l’application bête et méchante de notices techniques, de plans élaborés par des technico-commerciaux ou des algorithmes pour tracteurs connectés, proposés clé en main par des industriels intéressés à vendre leur très onéreuse camelote. Rompre avec ces derniers est le prix à payer pour retrouver une liberté d’action et d’adaptation.
Cela suppose un changement radical du processus et de la sociologie agricoles, changement qui, lui, mérite d’être soutenu par la solidarité nationale. L’autonomie (plus que la souveraineté) alimentaire des territoires en dépend. Cela suppose également que le monde paysan nouveau (moins marketing que le beaujolais du même tonneau) se regroupe, mette en commun les savoirs et innovations (car l’agriculture paysanne est innovante), se fédéralise pour peser politiquement dans les territoires mais aussi face à l’oligarchie de la FNSEA.

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1. : https://www.lanouvellerepublique.fr/niort/poitou-quand-les-chevres-mangeront-de-l-herbe.