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Pendant que le village gaulois se chamaille pour quelques maroquins avec sièges éjectables, Volker Türk, avocat autrichien, mais surtout haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, avertit une humanité indifférente qu’elle roule à tombeau ouvert vers un « avenir dystopique », alerte solennelle qui n’a fait qu’une brève dans quelques médias.1 L’homme n’est pas un complotiste énervé, seulement quelqu’un qui a une vision sur une somme de tableaux de bord mondiaux qui virent de plus en plus au rouge voire au cramoisi.
Il veut en particulier avertir les électeurs qui auront à s’acquitter de leur devoir, ‒ cette année, ce sera près de la moitié de la population mondiale ‒, de faire des choix avisés, s’ils veulent ralentir le tangage du navire « monde ». Car si 76 pays et plus de quatre milliards de personnes se rendront ou se sont rendus dans un bureau de vote cette année, cela ne veut pas dire que la démocratie se répand inexorablement à la surface du globe, bien au contraire. La liberté, d’opinion notamment; l’égalité devant la loi et le partage des richesses produites; la fraternité exempte de racisme, de patriarcat et autres phobies, contaminent bien moins rapidement les dirigeants de ce monde que l’autoritarisme, les confiscations de tous ordres, les répressions militarisées, la construction de murs, les velléités impérialistes. « Il y aura [en 2024] des élections nationales dans sept des dix pays les plus peuplés », faisait remarquer la revue américaine Foreign policy en début d’année. Inde, Indonésie, Bangladesh, Pakistan, Mexique et Russie sont déjà passés par le vote, avec des résultats souvent peu glorieux pour la démocratie et inquiétants pour l’avenir, que ce soit pour la bonne santé de la planète comme pour l’expansion des conflits armés, internes ou externes. Le même Volker Türk constate dans le même temps que « le nombre de décès de civils dans les conflits armés a grimpé de 72 % [en 2023, sans parler de 2024]. Il est effrayant de constater que les données montrent que la proportion de femmes tuées a doublé et celle des enfants a triplé par rapport à l’année précédente ». Et l’inquiétude grandit encore plus à l’éventualité du retour d’un Trump, plus hystérique, névrosé et menteur que jamais, à la tête d’un mastodonte mondial en termes de puissance financière et militaire.
Démocraties malades
Une proportion non négligeable de ces 76 pays qui appellent aux urnes cette année, se situe entre le régime ultra-présidentiel et la dictature, en passant par l’autocratie. On commence par ignorer avec dédain le résultat d’une élection (tout rapprochement avec l’actualité est intentionnel), on augmente fortement les prérogatives et les budgets des forces de répression, on modifie les règles du jeu démocratique (changer de constitution pour se maintenir au pouvoir), on asservit la justice, on bâillonne les médias indépendants, on élimine plus ou moins proprement les oppositions. Et les étiquettes ou situations politiques n’ont pas grande importance dans la survenue de ces maux. On trouve dans cette liste des pays européens (Hongrie), des poids lourds géopolitiques (Inde, Chine, Russie), des pays mis en coupe réglée par le néocolonialisme, le capitalisme, la corruption ou les extrémismes politiques et religieux (Iran, Venezuela, Biélorussie, Azerbaïdjan, Togo, Tchad, Algérie…), des pays soumis au chaos de la guerre et livrés aux militaires, qui ne sont pas réputés être des démocrates (Mali, Birmanie, Niger, Burkina Fasso, Tchad…). Cette liste de « démocraties » malades, où les « élus » revendiquent souvent des taux de plus de 90 % et où les « opposants » tolérés sont là pour la parade, n’est pas exhaustive. Mais elles peuvent mener à des dystopies type Corée du Nord.
L’une de ces maladies se nomme « nationalisme ». Derrière l’euphorie olympique, les médias se sont obstinés à rappeler, jusqu’à la redondance, le classement des pays au nombre des médailles ‒ une absurdité puisqu’on ne peut comparer les performances d’un pays de quelques centaines de milliers d’habitants à un autre qui peut compter sur une réserve en dizaines de millions. Le tout a été agrémenté par des levées de couleurs (drapeaux) dignes d’un réveil de caserne, très militarisées puisqu’un bataillon a été spécialement créé pour les 339 cérémonies de remises de médailles. Sans doute les meilleurs représentants de la paix dans le monde qu’on ait trouvé…
Les déplacements de populations font tanguer le navire monde
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Un autre indice de ce glissement vers un avenir sombre est celui du nombre de déplacés de force, exilés, réfugiés, dans le monde. En 2023, année record, ils ont été au moins 120 millions à être chassés de leurs terres, de leurs sources de subsistance, de leur milieu culturel.2 « Un terrible réquisitoire sur l’état du monde », conclut Volker Türk. Gaza, Soudan et Birmanie ont fortement contribué à cette litanie, mais les flots de déplacés ne pourront que grossir avec les bouleversements climatiques et écologiques, les spasmes de plus en plus violents du capitalisme, exacerbant les conflits, notamment pour les ressources en eau, les terres arables et les matières premières stratégiques. Ces mouvements démographiques, non organisés, ne peuvent que déstabiliser d’autres sociétés et provoquer des réactions de rejet, faisant le miel des nationalistes et le lit de leurs prises de pouvoir. Ce sont en premier lieu des pays pauvres ou instables politiquement qui les accueillent, exacerbant les conflits pour les ressources primordiales, mettant à mal des infrastructures déjà fragiles. Lorsque ces réfugiés survivent aux fléaux climatiques, aux guerres, au pillage de leurs ressources par le capitalisme mondial, à l’exploitation esclavagiste sur leur long chemin d’exil, enfin à la traversée désespérée des flots, ils deviennent les jouets cassables et jetables des fachos, dédiabolisés ou non, dans les pays occidentaux, générant des peurs irrationnelles.
Non pas que ces mouvements de populations soient indolores : ils supposent le déplacement ou un partage différent des ressources et d’infrastructures. Mais, après avoir nié les impacts délétères de la colonisation et d’une décolonisation factice, l’Occident continue de fuir ses responsabilités historiques dans le maintien du sous-développement et du dérèglement climatique générant ces flux.
Les remparts surgissent partout, comme au moyen-âge
Le premier réflexe, face au chaos qui survient, est le repli sur soi des pays développés, avec l’érection de murs et de lignes de démarcations militarisées, la résurgence des frontières (voir l’Allemagne en dépit d’accords européens), quand ce n’est pas le rejet à la mer ‒ selon des principes judéo-chrétiens qui échappent à ma compréhension ‒ de cette humanité en désespoir. Lorsque Trump lance ses meutes beuglantes et armées sur les Haïtiens de Springfield, il agit comme tout futur despote, un sophiste jouant sur les émotions et les craintes artificielles de son auditoire. La peur de l’autre, juif, étranger, migrant, racisé… conduit irrémédiablement à la dystopie.
Plus prosaïquement, les occidentaux n’échapperont pas aux déplacements intérieurs de populations, ils ont déjà commencé sur les littoraux face à la montée des océans, le long de fleuves et rivières face aux inondations récurrentes, dans les vallées des massifs montagneux face aux glissements de terrains. Malgré tout, l’impréparation est flagrante et entraînera des déstabilisations locales.
Autre motif d’inquiétude, l’obscurantisme religieux, détenteur de (l’abus de) pouvoir (Iran, Afghanistan, Arabie Saoudite…) ou s’insinuant dans les rouages de régimes démocratiques comme aux États-Unis ou au Brésil.
Le capitalisme ultra libéral et les échanges mondialisés sont aussi des facteurs risques pouvant mener ou soutenir des régimes dystopiques. La théorie du « doux commerce » facteur de paix vantée par Montesquieu (1689-1755)3 a été mise à mal par le capitalisme moderne, celui de la compétition dérégulée et sans états d’âme, celui de la prédation des ressources communes, celui de l’exploitation des salariés et de nouvelles formes d’esclavage. Autant de tares qui exacerbent les conflits, les nationalismes, les répressions, la corruption. L’Europe, Allemagne en tête, a cru que le principe simple d’un marché commun assurerait la paix sur le continent. Aujourd’hui, l’Allemagne referme, au moins partiellement, ses frontières, et l’Europe est en guerre sans déclarations préalables sur son territoire (attentats) et à ses frontières aux côtés de l’Ukraine et contre un partenaire commercial, non des moindres, la Russie.
La cohabitation heureuse du capitalisme et des régimes dystopiques
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Le capitalisme mondial n’a aucune pudeur à commercer avec les régimes les plus sanglants et répressifs et les sanctions et restrictions américaines et européennes n’existent que pour être contournées par les flux incessants d’armes et de marchandises les plus destructrices des sociétés. Même les règles qu’il se crée sur mesure à travers l’OMC ne sont pas respectées, c’est la compétition ultime de tous contre tous. Enfin, les crises financières et économiques, de plus en plus rapprochées et violentes, ne peuvent que mener à des enchaînements d’embrasements sociaux, de répressions et de durcissements autoritaires des régimes.
Ce capitalisme fait apparaître un autre péril dystopique. Des apprentis sorciers ont créé des machines infernales qu’ils ont mises sur le marché, libérant, amplifiant les forces et les instincts les plus sombres de l’humanité. Les réseaux (a)sociaux sont aujourd’hui facteurs de déstabilisation de démocraties, extrêmement fragiles face aux fausses nouvelles, aux rumeurs d’autant plus ravageuses qu’elles utilisent des outils sophistiqués comme l’« intelligence » artificielle (IA). Signe de ces dérives et de la reprise en poigne de la Toile, devenue arme de pouvoir, le 19e Forum des Nations unies sur la gouvernance de l’Internet se tiendra à… Ryad, dans le pays qui découpe les journalistes dans ses sous-sols, qui emprisonne toutes les voix discordantes, en particulier les femmes, et qui mène une guerre sanglante au Yémen. Précisons que le thème du forum est « faire progresser les droits de l’homme et l’inclusion à l’ère numérique ».4
Cette « intelligence » très artificielle risque de plus de crétiniser très vite puisque des scientifiques s’inquiètent sur sa descendance consanguine. L’IA s’alimente d’abord de milliards de données et d’informations trouvées en grande partie sur l’Internet ‒ et chacun sait, ou doit savoir, qu’on trouve tout et surtout n’importe quoi sur internet ‒, qu’elle s’intoxique en intégrant, non seulement de fausses infos, mais également nos biais très humains de racisme, de préjugés, de patriarcat, de complotisme… Mais aujourd’hui, l’IA dite générative, celle qui vous pond des textes plutôt pauvres, dans la forme et sur le fond, et des images trop réalistes pour être vraies, se vautre désormais dans la consanguinité. En effet, ces textes et images artificiels encombrent déjà l’internet et viennent réalimenter les mêmes IA, qui finissent par cracher des absurdités ou des répétitions à la chaîne.5 Une forme de dystopie intellectuelle, ou, pour le moins, un achèvement de l’uniformisation culturelle et de l’effondrement de la créativité, une aubaine pour les dictateurs de tout poil.
L’utopie peut-être dangereuse
Si les risques d’un « avenir dystopique » sont en germes déjà avancés, inutile de verser dans des utopies qui peuvent se révéler tout aussi toxiques et mortifères. Loin des textes fictionnels de Platon (v. 427-v.347 av. J.-C.) dans La République, ou encore de Thomas More (1478-1535), concepteur, avec son ami, l’humaniste Érasme (v. 1466-1536), du terme utopia et d’une République sur l’île imaginaire d’Utopie, le XXe siècle a été celui de la réalisation cauchemardesque d’utopies, c’est-à-dire de sociétés « parfaites » imaginées par des hommes attributaires de pouvoirs démesurés. Staline, Hitler, Pol Pot, Mao Zedong, la lignée des Kim en Corée du Nord, ont rêvé et imposé brutalement leur utopie, avec l’aide active de milices armées ou l’agnosticisme placide de larges parties de leur population. À la hauteur d’un 1984 d’Orwell ou du Meilleur des mondes, d’Huxley. De l’utopie à la dystopie, il n’y a qu’une révolution.
L’utopie est une traduction séculaire de l’Éden biblique, qu’elle entend remplacer. Mais les clergés et ultras de toutes obédiences ne renoncent pas à leurs paradis obscurs. Les talibans afghans ou les mollahs d’Iran imposent les leurs au bout de leurs kalachs, tandis que les créationnistes américains s’imposent dans les écoles et les cliniques d’avortement ou que les cathos ultras exportent leur prosélytisme des églises vers les réseaux sociaux et les manifs pour tous, sans parler des sectes comme la Scientologie. Bref, se méfier de tous les messies qui proposent un séjour tout compris en Utopia.
Mais alors, quel choix faire entre la dystopie qui inévitablement adviendra et l’utopie impossible, sinon pervertie ? Les révolutions naissent d’utopies que les révolutionnaires veulent imposer à un régime dystopique, pour trop souvent retomber dans des dystopies. Toutes ont échoué à des degrés divers. Que reste-t-il, dans la société française d’aujourd’hui, des aspirations des révolutionnaires de 1789 ou même des rêves des révoltés de 1968 ? Les prochains dictateurs utopistes se trouvent sans doute chez les Elon Musk (transhumanisme et base martienne), Jeff Bezos ( une planète version grand magasin), Bill Gates (OGM et scientisme), etc. La dystopie ne serait qu’une utopie qui a viré au cauchemar et donc à une contre-utopie.
Pour le philosophe Theodor W. Adorno (1903-1965), « revenu des illusions générées par les messianismes révolutionnaires », la seule utopie qui vaille face à un quotidien désespérant est « ne rien faire comme une bête, se laisser aller au fil de l’eau et regarder tranquillement le ciel ; être, rien de plus, sans autre détermination ni désir d’accomplissement […]. De toutes les notions abstraites, aucune ne se rapproche autant de l’utopie réalisée que celle de la paix éternelle ».5 Ce que cet autre philosophe qu’est Jean-Michel Besnier traduit ainsi : « Quand on ne croit plus dans les lendemains qui chantent ni dans le pouvoir des hommes d’inventer le bonheur ici et maintenant ; quand on demeure désireux, cependant, de soulager la douleur de vivre, sans dogmes ni religions ; quand on est suffisamment grand pour ne plus se raconter d’histoires, que reste-t-il à faire et à vouloir ? Rien, explique Adorno, sinon se couler dans la vie brute, toute nue, autant dire la mort heureuse. » 6
L’utopie n’est finalement profitable que lorsqu’elle reste dans les limbes brumeux d’un rêve nocturne, dans les effluves d’un imaginaire créatif ou dans les fumerolles trompeuses d’un joint.
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1. Volker Türk s’exprimait à l’occasion de l’ouverture de la 57e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU le 09 septembre 2024.
2. Chiffre établi par l’ONU à la fin avril 2024 et en constante augmentation.
3. « L’effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes » (De l’esprit des lois, 1748).
4. Le canard enchaîné, 11/09/24.
5. https://korii.slate.fr/tech/intelligence-artificielle-transforme-monstre-consanguin-debile-entrainement-modeles-ia-generative-contenu-donnees, pour l’étude : https://www.nature.com/articles/s41586-024-07566-y?CJEVENT=326fb02365ef11ef82db014d0a18ba73.
6. Theodor W. Adorno, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée, chez Payot.
7. Hors série Le Point références, mars-avril 2015.