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Billet de blog 18 novembre 2025

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Ces milliardaires qui nous veulent du bien

Le débarquement fracassant de Shein au BHV serait, selon son patron, une preuve d’altruisme parce que « la mode doit être accessible aux plus modestes ». L’agro-industrie et la grande distribution jurent nourrir d’une main secourable les fauchés à petits prix. La Fondation Gates sème ses OGM pour prévenir la famine au Sud. Autant d’offensives charitables payées au prix fort par les plus pauvres.

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« Si tu es pauvre et qu’un capitaliste veut t’aider, sauve-toi ! »

Les milliardaires ne sont pas seulement en quête de nouveaux bénéfices, parce qu’ils le valent bien et qu’ils n’en ont jamais assez. Ils sont aussi à la recherche de grandeur d’âme. La philanthropie se pratique au même titre que le golf, une séance de photos « intimes » pour Paris-Match ou encore dans une soirée caritative à dix mille dollars de menu. Voyez comme je suis généreux, sportif, que je vis comme tout un chacun dans ma modeste bicoque. En vertu de ce mode de vie sain et d’une éducation supérieure, les grands patrons et ultra-riches savent ce qui est bon pour le commun des mortels qui n’a pas su se hisser à leur hauteur de vue.

C’est dans cet état d’esprit que Frédéric Merlin, propriétaire du BHV et patron aux dents longues, s’est mué en enchanteur pour accueillir l’ogre chinois Shein, avec cette condescendance qu’un grand capitaliste doit au petit peuple : « La mode doit être accessible aux plus modestes ». Si l’on considère que les plus modestes ont d’abord besoin de considération, c’est mal parti.

Illustration 1
© Dick Thomas Johnson

Tout d’abord, la mode, autrefois cadencée par la cour du roi, est aujourd’hui un des outils de propagande les plus affûtés du capitalisme de consommation. Elle est un programme d’obsolescence programmée à elle toute seule. Autrefois la mode se renouvelait tous les ans et on faisait don de sa garde-robe indigne d’apparaître en public aux œuvres de monsieur le curé. Ces dernières années, les défilés et mises en scène de mannequins aussi souriants qu’un Poutine présentant son dernier missile rythmaient les quatre saisons. Aujourd’hui, la fast fashion dégorge 52 collections par an. Avec Shein, c’est 35 par heure pour un total de sept à dix mille articles mis en ligne chaque jour.1 Shein, c’est la politique de l’offre chère à Macron, mais poussée à son paroxysme. On inonde le marché de fringues à deux balles, paillettes comprises, pour un choix de dupes, et on jette ce qui ne se vend pas. Il faut dire que son directeur exécutif est encore un Donald qui veut croquer le monde. Donald Tang est un représentant de ce qu’un régime qui se proclame communiste ‒ Karl, aie pitié d’eux ! ‒ peut produire de pire en termes d’orgie capitaliste, une gabegie d’anthologie. Un véritable fléau qui se traduit par un système retors d’exploitation de pauvres par des gagne-petit. En effet, pour que les prix indiqués sur le site de vente en ligne ou en magasins soient aussi ridiculement bas, alors qu’ils ont parcouru des milliers de kilomètres et enrichis Donald au passage, c’est que les articles proposés sont de piètre qualité et qu’ils ont été fabriqués pas de quasi-esclaves. Dans cette boucle diabolique, en dépouillant producteurs exploités et consommateurs embrigadés, Donald et ses actionnaires prennent évidemment leur commission, charité bien ordonnée commençant par eux-mêmes. Les représentants des minorités ouïghoures et tibétaines tentent d’ailleurs de faire entendre leurs voix sous l’avalanche de textiles. « Shein est forcément impliqué dans le travail forcé des Ouïghours. Le génocide ouïghour est en fait un génocide du capitalisme qui se lie avec un État totalitaire, qui soumet une population à son service. Chez Shein, ils peuvent mentir comme ils respirent, c’est leur nature. En tout cas, c’est une immense honte », dénonce Dilnur Réhan, présidente de l’institut ouïghour d'Europe.2 En ce qui concerne le commerce de poupées pédopornographiques ou d’armes de catégorie A couvert par Donald Tang, le scandale déclenché lui en a touché une sans faire bouger l’autre, comme aurait dit Jacquot. Et si on devait rajouter les dégâts environnementaux d’une telle production effrénée, le textile étant une des plus polluantes ; rajouter les centaines de milliers de colis voyageant chaque jour par avion, parce que le consommateur désigné modeste ne peut pas attendre de satisfaire ses désirs de paillettes, le résultat est la description d’une catastrophe sociale, sociétale et environnementale.

Illustration 2
Désastre environnemental © WECF-France

Alors admettons enfin que les inquiétudes médiatisées de Merlin, 233e fortune de France (environ 600 millions d’euros partagés avec sa sœur) concernant le pouvoir d’achat « des plus modestes » est une belle arnaque de capitaliste dernière génération.

Ce qui remplit le ventre ne nourrit pas forcément

Ce souci du pouvoir d’achat des plus modestes est présent dans d’autres domaines de la consommation de masse. Michel-Édouard Leclerc est passé grand maître dans l’art de transformer une contribution « volontaire obligatoire » 3 aux revenus du capital en défense du « pouvoir » d’achat à exercer exclusivement dans ses hangars de consommation de masse. La stratégie est peu ou prou la même chez les grands patrons de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution européenne, dont les bons sentiments et l’empathie envers les masses populaires et désargentées sont étalés à longueur de spots de pub et d’offensives marketing. Les gammes de produits à « prix bas » sont généreusement signalés dans les rayons, présentés souvent dans celui du bas (les prolétaires sont habitués à se baisser), et les panneaux publicitaires font de chaque consommateur un « gagnant ». Sauf que… Sauf que, là encore, les produits proposés sont plus que douteux et n’ont d’alimentaire que la représentation sur le packaging. Ils remplissent l’estomac mais ne nourrissent pas. Généreusement arrosés de sels, de sucres en tous genres et d’une large palette d’additifs chimiques, ce sont en général des produits ultra-transformés, c’est-à-dire constitués des sous-produits ingérables d’autres productions plus nobles lorsqu’ielles sont cuisinées par l’industrie agro-alimentaire. Donc, dans leur remarquable générosité affichée, les milliardaires de ces filières, « aident » les masses populaires en remplissant leurs caddies et en favorisant obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires et autres joyeusetés qui vont aussi creuser le trou de la sécu. Sans oublier qu’ils prennent régulièrement à la gorge les agriculteurs et les petites entreprises des terroirs, un véritable racket, pour obtenir les prix les plus bas possibles. Il faut bien qu’il y en ait qui s’appauvrissent pour faire la richesse du classement « Challenge » des plus grandes fortunes françaises.

Le pauvre doit rester dépendant de la charité des riches

Illustration 3
© A-L3N

Être philanthrope, c’est d’abord montrer qu’on est riche à ne plus savoir qu’en faire. Et rouler sur l’or de manière aussi voyante implique obligatoirement d’avoir commis quelques excès de vitesse, d’avoir participé de bon cœur au fonctionnement du capitalisme prédateur. La philanthropie est une activité très courue dans les palaces. Le problème est souvent que cette bonté d’âme se double d’un certain autoritarisme. Ainsi de la Fondation de Bill et Melinda Gates, charmant couple à la ville, qui veut éradiquer la famine en Afrique et en Asie. Dès 2009, Bill Gates annonce injecter des dizaines de millions de dollar pour l’achat de semences génétiquement modifiées et en inonder généreusement plusieurs régions rurales d’Afrique et d’Inde. Une aubaine pour l’industrie semencière, mais une catastrophe pour les petits paysans et l’agriculture de subsistance. Avec des semences n’étant pas reproductibles et brevetées, c’est enchaîner ces paysans à l’industrie et les couler à court terme. Ce fût un des motifs de révolte des agriculteurs indiens en 2020 et 2021. L’ONG GRAIN, qui aide les paysans du Sud à maintenir des systèmes agricoles de subsistance locaux, dénonçait en 2014, le versement de la majorité des aides de la fondation à des ONG américaines ou à des programmes de recherche, notamment sur les OGM, plutôt qu’à des organisations de paysans.4 La fondation Gates vient d’annoncer, pour la COP 30, 1,4 milliards de $ pour renforcer la résilience agricole en Afrique et en Asie, avec toujours cette appétence pour les technologies avancées, au mépris des savoirs ancestraux de populations autochtones qui n’auront de toute façon pas les moyens de maintenir sur la durée des systèmes onéreux et complexes. Pour les Gates, la résilience de l’agriculture du Sud passe par sa mise sous tutelle des technologies occidentales. Simultanément, la fondation a investi ses milliards dans les multinationales du pétrole, le complexe militaro-industriel ou encore les sodas et les alcools. Peut mieux faire pour calmer les dérèglements climatiques et améliorer la vie des habitants du Sud global. Les multinationales de la pharmacie se félicitent aussi du volontarisme de M. Gates, qui fût un temps l’homme le plus riche de la planète grâce à son quasi-monopole sur les systèmes d’exploitation des ordinateurs. Il se félicitait, en 2019, de la vaccination de dizaines de millions d’enfants grâce à lui. Ce qui ne l’a pas empêché de s’opposer à la levée des brevets sur certains vaccins déjà amortis, propriété intellectuelle et sacrée oblige, pour permettre aux pays du Sud de produire leurs propres génériques à moindre coût, et ainsi sauver des vies. Le pauvre doit rester dépendant de la charité des riches.

Défiscalisez-moi

En France, Pierre-Édouard Stérin, catho-facho milliardaire, veut aussi notre bien à condition de passer au confessionnal tous les dimanches et de voter RN. Ses Nuits du bien commun (à tous les croyants), arrosent une myriade d’ONG et associations bien pensantes, sélectionnées pour leurs idées bien arrêtées du « roman national » et de la civilisation française, blanche et chrétienne. Amen ! Bernard Arnault, en compétition avec François Pinault, préfère l’apparat de l’art contemporain avec sa fondation Louis-Vuitton ou aider à boucler le budget des Jeux olympiques de Paris (contre un coup de pub géant). Un mécénat tape-à-l’œil et défiscalisable auquel seront sensibles les familles en recherche de solutions de fin de mois pour se nourrir. Mais un gain d’image incontestable pour entrer dans le récit historique à la française.

La philanthropie est aisée avec les richesses accumulées sur le travail de centaines de millions de petites mains calleuses. Beaucoup s’achètent ainsi une meilleure conscience, autant qu’il est possible, achat profitable puisqu’il est défiscalisable. Globalement, la démarche est plus valorisante qu’une banale évasion dans les paradis fiscaux. Et si la philanthropie a augmenté cette année chez les milliardaires américains, elle n’a pas suivi, et de loin, l’accroissement de leurs fortunes colossales.5 L’altruisme a ses limites dans le monde impitoyable du capitalisme.

Illustration 4
© Jeanne Menjoulet

1. https://modehot.com/shein/shein-collections-nombre/ et https://vert.eco/articles/plus-de-7-000-nouveaux-vetements-ajoutes-au-catalogue-chaque-jour-comment-shein-deshabille-la-planete.

2. https://www.franceinfo.fr/economie/entreprises/shein/c-est-une-immense-honte-ouighours-tibetains-les-minorites-opprimees-par-pekin-denoncent-aussi-l-installation-de-shein-au-bhv_7599569.html.

3. Si, si, l’expression existe déjà, née dans l’esprit tordu de quelques têtes d’œufs de l’administration, qui n’ont pas peur des effets comiques. C’est une taxe prélevée dans les filières agricoles qui ne fait pourtant pas rigoler les agriculteurs.

4. Voir l’enquête de « reporterre.net » ici et ici.

5. https://www.forbes.fr/finance/les-philanthropes-americains-les-plus-genereux-en-2025/.

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