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Billet de blog 19 février 2024

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Crimes de possession

Qu’y a-t-il de commun entre viols, féminicides, désastres écologiques, esclavage, accaparement des ressources, néocolonialisme… ? Ce sont des crimes de possession. Ce sont les conséquences de l’égoïsme brutal d’un pouvoir bourgeois, patriarcal et capitaliste. Le droit abusif de propriété interdit de s’attaquer aux insupportables inégalités et aux défis climatiques et écologiques.

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Illustration 1
© Cory Doctorow

On ne possède rien, jamais qu’un peu de temps. Guillevic, poète breton

La propriété, c’est d’abord la matérialisation du capital et de l’accumulation de richesses. Mais elle qualifie aussi la domination dans une société qui, modelée par les religions monothéistes, a posé, sauf très rares exceptions, le patriarcat comme axiome devant régir les rapports sociaux, et a contractualisé l’échelle sociale liée au revenu, justifiant ainsi les inégalités. Malgré le soulèvement de nombre de femmes dans la prise de parole et de conscience, cet axiome est tellement prégnant que beaucoup trop d’hommes encore se croient en droit de posséder l’esprit et le corps des femmes qui leur tombent sous la main. « Lorsque les hommes tuent [des femmes], c’est un crime de possession », assène l’historienne et militante féministe Christelle Taraud.1 « Leur joujou leur échappe, donc ils le tuent. Ce crime est dû au fait que pendant très longtemps, les hommes se sont sentis autorisés à penser que les femmes étaient leur propriété », poursuit-elle. L’historienne remonte à la mise en place du Code civil napoléonien de 1804 : « Il dit que la femme doit obéissance à son mari et qu’elle est la propriété de l’homme. » L’article 213, qui impose cette « obéissance » n’a été supprimé qu’en 1938 sous le Front populaire. Et il faudra attendre 1966 pour que les femmes obtiennent l’émancipation financière et une loi de 1985, transposition en droit français d’engagements européens, pour que, dans le cadre du mariage, le principe de la cogestion des époux dans l’administration des biens de la communauté et de l’égalité bancaire soit entériné. Et si le Code Napoléon inscrit l’infériorité des femmes dans la loi, c’est que la religion a imposé le même principe depuis deux millénaires. « Femmes, soumettez-vous à votre mari comme au Seigneur, car le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l’Église qui est son corps et dont il est le Sauveur. Mais tout comme l’Église se soumet à Christ, que les femmes aussi se soumettent en tout à leur mari. » (Éphésiens 5.22-24) Tout ça parce qu’Adam aurait été créé le premier par un Dieu qui n'avait rien d'une déesse, ne créant Ève que pour lui servir d’« aide », (Génèse 2.18-20). Ce n’était pourtant pas le repassage qu’il y avait à faire au moment de leur apparition miraculeuse… L'islamisme intégriste s'appuie sur les mêmes ressorts. « Cette notion d’obéissance des femmes à leurs époux a toujours existé, elle constitue même le socle commun à toutes les traditions religieuses. La soumission et l’obéissance des femmes, dans l’histoire de la pensée religieuse, ont invariablement été comprises comme faisant partie des principes inaliénables énoncés par Dieu. Les relations entre hommes et femmes, à travers l’histoire de l’humanité, sont marquées par des rapports de domination, et toutes les religions, cultures ou idéologies ont fait de la subordination des femmes la clé de voûte de leur système autoritaire », écrit Asma Lamrabet,10 médecin biologiste, essayiste et féministe musulmane marocaine. Le patriarcat est donc ancré très profondément dans l’inconscient social. Même l’anarchiste Proudhon justifiera la non capacité juridique des femmes : « Je ne demande que justice, puisque c'est au nom de la justice qu'on revendique pour la femme l'égalité. Il restera toujours, en accordant à celle-ci toutes les conditions d'éducation, de développement et d'initiative possibles, qu'en somme la prépondérance est acquise au sexe fort dans la proportion de trois contre deux, ce qui veut dire que l'homme sera le maître et que la femme obéira : Dura lex, sed lex. »2

Depuis le début de l’histoire, la femme n’est donc pas un être à part entière, qui aurait pu lui valoir égalité de genre, mais un sous-être que l’on peut posséder, comme l’esclavagiste possédait des esclaves qu’il vendait, échangeait comme des animaux de ferme. Or, selon l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, «  la propriété [est] un droit inviolable et sacré », tandis que le Code civil précise dans son article 544 que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue ». Même si est exclu l’« usage prohibé par les lois ou par les règlements », le mari, le compagnon, le possédant se sont crus et, pour beaucoup encore aujourd’hui, investis d’un pouvoir souverain sur ce qu’ils possèdent ou croient pouvoir posséder, y compris leur compagne (voire leurs enfants), avec droit de vie ou de mort. L’homme masculiniste est un prédateur qui ne connaît pas d’autre prédateur pour le réguler, sinon sa propre stupidité et trop rarement la justice.

Illustration 2
Femme au corset (détail) © Gilles Péris y Saborit

Et si quelques rares femmes peuvent devenir ivres d’un pouvoir acquis souvent de haute lutte, le patriarcat, doté de la prépotence du propriétaire, a fait et fait toujours des ravages dans nos sociétés, entretenant les inégalités auxquelles sont confrontés les femmes, les pauvres, les minorités raciales ou de genre, les peuples premiers… Ce droit de « disposer des choses de la manière la plus absolue » transforme le propriétaire en potentat dans son royaume, aussi agressif qu’un conducteur dans son SUV. « Je suis chez moi, donc je fais ce que je veux ; c’est à moi, j’en fais ce que je veux. » L’autorisation du port d’arme qui fait des ravages aux États-Unis depuis plus de deux siècles, a été instituée avant tout pour défendre la propriété privée, droit radical importé par les colons sur les territoires libres des peuples premiers. Les westerns ont popularisé cette volonté violente des colons blancs de s’approprier (et non défendre) les armes à la main des terres sur lesquelles vivaient des peuples qui ne s’imposaient aucune limite sinon celles de leurs lieux sacrés.

Des Droits de l’Homme au droit de propriété

La notion de propriété est sans doute aussi ancienne que l’histoire humaine, lorsque l’hominidé défendit sa proie laborieusement capturée face à l’avidité d’un autre prédateur. Comme chez beaucoup de mammifères, il existait une volonté de défendre un territoire vital pour la survie de la communauté : le territoire de chasse, la récolte d’un clan, d’un village. Pour calmer les ardeurs d’une appropriation individuelle, le droit coutumier est apparu afin de préserver les ressources collectives. Au gré de la création des états, des dominations religieuses, guerrières, impériales ou royales, le droit romain puis le droit féodal vont progressivement déconstruire ce commun et introduire un droit de propriété collective (domaines patriciens, royaux, aristocratiques, nationaux) et un droit privé, individuel, exclusif, finalement sacralisé par la bourgeoisie qui a fait preuve d’un opportunisme de possédants lors de la Révolution française. Et lorsque, dès sa naissance, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen stipule que « la propriété [est] un droit inviolable et sacré », elle porte en germes, sinon des contradictions, au moins des conflits avec d’autres de ses articles. La propriété étant affaire de domination financière, de plus-disant, de statut, ou de préemption violente (colonisation), elle relativise la notion d’égalité (art. 1). Elle limite les « liberté[s] » et droits des non-propriétaires, dont la « sûreté », lorsqu’ils sont occupants précaires et leur « possibilité de résister à l’oppression » des grands propriétaires, sont dérisoires (art. 2). Et lorsque ces dominants accaparent des ressources vitales et communes (eau, pâtures communautaires, forêts, droits de chasse…), ils violent l’article 4 qui expose que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

De Crésus aux sans-dents

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Propriété très privée © Camille Colbert

L’évolution du droit de propriété privée est bien évidemment plus complexe que ce résumé. Et je ne peux que renvoyer à l’ouvrage éclairant de Dardot et Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle,2 pour un tableau nettement plus riche. Pourtant, la propriété a peu fait l’objet de remises en question sur les plans politique, juridique ou philosophique dans la société moderne.3 « La propriété, c’est le vol ! », affirmait encore Proudhon. Était visée la propriété capitaliste, son aspect juridique et sa forme de gouvernance.

Même si on peut faire la différence entre le « p’tit chez soi » d’un prolétaire endetté et les prés carrés sans bornes d’un Bernard Arnault, un des hommes les plus riches au monde. Le premier, endetté la plus grande partie de sa vie, ne bénéficie que d’un droit de jouissance, tant qu’il s’acquitte de son échéance chaque mois. La dette est l’arme du capitaliste propriétaire, les banquiers et les financiers sont les véritables tauliers du système constitué d’une oligarchie qui possède la plus grande partie des actifs et patrimoines de notre société. Le prolétaire, comme le paysan, peut être confronté à l’expulsion légale (opérations immobilières de gentrification) ou à l’expropriation pour cause d’une utilité publique définie par un État mandaté par le capitalisme dominant. Qui décide de l’utilité publique d’une nouvelle autoroute, d’une ligne à grande vitesse, d’un aéroport, d’une mégabassine ? Certainement pas le fauché, le besogneux, l’infortuné qui regarde les avions passer bruyamment au-dessus de sa tête. Sans doute préférerait-il disposer d’une petite voiture pas chère pour aller trouver un médecin au diable vauvert, des TER ou des trains de banlieue en état et à l’heure, qui lui permettront de ne pas être taxé d’une retenue sur salaire par le propriétaire de la boîte qui l’emploie et qui lui permettront de payer le loyer au propriétaire de son logement insalubre. En lieu et place de mégabassines privées au bénéfice de quelques maïsiculteurs gorgés de subventions, sans doute aimerait-il bénéficier d’une eau non parfumée aux pesticides parce que les exploitants propriétaires terriens décident que ça leur rapporte gros sans avoir à payer les frais annexes de potabilisation de l’eau ou de frais médicaux des malades. Là encore, il y a contradiction entre le « droit inviolable et sacré » de propriété et « la liberté [qui] consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » de l’article 4.

Le second, Bernard Arnault , privatise, avec l’aval de nos représentants élus, le Pont Neuf en plein Paris,4 patrimoine commun à tous les citoyens français, pour les besoins privés et égoïstes de ses amis nobliaux. C’est sans doute pour ça qu’il a été fait Grand-Croix de la Légion d’honneur le premier janvier dernier. Pas de problèmes de logement pour lui, il est partout chez lui sur la planète, il lui suffit d’y mettre un prix que les pauvres ne peuvent pas imaginer. Ses déplacements se font à une altitude où l’on ne distingue plus la foule des nécessiteux et où l’on est très loin des contingences de grèves et d’attente aux comptoirs d’enregistrement. Il n’a que la modeste revendication d’avoir des pistes d’atterrissage au plus près de ses « grands chez lui ». Lui et ses congénères se barricadent de plus en plus dans leurs propriétés, des bunkers dorés, climatisés, des terres où ils transgressent allègrement les lois et réglementations pour privatiser, soustraire à la communauté des communs, eaux, forêts, zones naturelles, littoraux… Dans les Alpes-Maritimes, le marquis de Panisse-Passis vient d’interdire l’accès de ses 700 hectares de terres et forêts aux randonneurs et autres naturalistes qui les fréquentaient depuis des décennies pour y organiser des chasses privées pour nantis, à l’exemple de ce qui se passe en Sologne. « C’est un tiers de la surface de la ville [de Villeneuve-Loubet] et c’est 90 % de [ses] espaces verts, expliquent les initiateurs d’une pétition signée par plus de 1700 personnes. C’est 15 hectares de nature pour 16 000 Villeneuvois contre 700 pour une famille. Si demain tout le monde veut faire pareil, on ne pourra plus se balader en France. » Ce marquis de pacotille omet de dire que ses ancêtres au sang bleu, à la fin de l’Ancien Régime , avaient en grande partie perdu leurs privilèges de propriétaires terriens. « Les tenanciers, et parmi eux les paysans, étaient […] parvenus en fait, sinon en droit, à devenir les véritables propriétaires de la terre qui leur avait été confiée initialement à titre usufruitier et perpétuel »,5 rappelle Gérard Béaur, historien de l’agriculture, directeur de recherches émérite à l’EHESS et au CNRS, membre du Centre de recherches historiques et spécialiste des sociétés agraires.

Le droit de propriété n’est pas un droit de l’homme

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Le propriétaire de l'outil de travail estime légitime de polluer prétextant la sauvegarde de l'emploi © Igbarrio

Le droit de propriété autorise trop souvent les crimes de possession comme les désastres de pollution (mines, carrières, industries…) en sont une illustration. Le propriétaire exploitant s’octroie le droit de polluer au nom des emplois à maintenir, d’un audacieux intérêt général ou tout simplement d’un pouvoir absolu de possession. Les réglementations sont bien impuissantes face à la puissance financière de corruption et de lobbying des propriétaires. Dans Le mal propre, le philosophe Michel Serres démontrait que les pollueurs salissent le monde pour se l’approprier. J’ai craché dans la soupe, elle ne peut que m’appartenir. L’hospitalité est aussi victime du droit de propriété. Pour l’accueil des plus démunis, femmes, enfants, vieillards, en déshérence dans nos plus belles avenues, l’État se refuse à réquisitionner des bâtiments privés vides, souvent depuis plusieurs années, pour les mettre à l’abri. Un gouvernement libéral considère intangible le droit sacré du capitalisme propriétaire, qui autorise donc à sacrifier les non-propriétaires.

Le droit de propriété n’est pas un droit de l’homme entendu comme un besoin essentiel à son épanouissement, mais d’abord une autorisation de spolier les communs, de s’approprier les ressources par tous les moyens, y compris les plus violents. Un des droits de l’homme est de bénéficier d’un toit, pas d’être à la rue parce qu’un propriétaire vous a jeté dehors et que vous avez encore moins les moyens d’être propriétaire. Plus globalement, celui qui ne peut être propriétaire (maison, jardin…) pour des raisons d’indigence, de statut social ou de faiblesse physique, ne peut alors accéder ou bénéficier de ressources vitales qui doivent, à ce titre, demeurer dans les communs. Ainsi des forêts et autres patrimoines naturels de l’Humanité ou tout simplement de jardins familiaux et communautaires qui disparaissent sous le béton d’un capitalisme qui se pare de l’utilité publique, comme à Aubervilliers (béton des JO 2024) ou à Soisy-sous-Montmorency (bitume d’un projet routier pour le tout-bagnole).

Dans l’histoire, le droit de propriété recouvrait de nombreuses réalités et usages.9 Les grands propriétaires étaient la noblesse et le clergé dominants. Dès le XVIe siècle en Angleterre, le mouvement des enclosures a acté l’appropriation de terres auparavant gérées collectivement, et s'est répandu dans la France de l’Ancien régime. « Les enclosures ont été une catastrophe sociale : les petits paysans ont été privés de la capacité d’utiliser les espaces communs et ne pouvaient plus nourrir leur bétail. Ils ont perdu leurs terres parce qu’ils en ont été expulsés ou qu’ils les ont vendues alors qu’elles ne valaient plus rien. De plus, le bétail réclamait beaucoup moins de main d’œuvre que l’agriculture à l’époque donc les enclosures ont aussi privé les salariés agricoles de leur travail », note encore Gérard Béaur.6

L’État s’est abandonné au capitalisme propriétaire

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Les enclosures, une catastrophe sociale dès le XVIe siècle © jean-daniel pauget

Le droit de propriété capitaliste est aussi un moyen de spolier l’autre, l’efficience des marchés étant la plus grande fumisterie du capitalisme, les plus dominants mettant en œuvre des moyens colossaux pour fausser la concurrence (corruption, trusts, ententes illégales, monopoles…) et créer des dépendances artificielles, tandis que l’État de droit a versé dans le cynisme capitaliste. « L’État n’est pas impuissant face à l’ordre propriétaire, il est, au contraire, la puissance qui le fait exister et en garantit la stabilité sur le long terme : devenu une nécessité constitutive des marchés, il joue pleinement son rôle »,7 explique le philosophe Pierre Crétois. Pour dénoncer aussitôt un État qui s’abandonne au « cadre de pensée néolibéral » et se « limite à faire exister [d]es marchés stables sans intervenir sur eux, […] ce qui constitue un effondrement du politique dans l’économique, effondrement qui s’exprime dans les représentations mêmes des citoyens. » De citer « [l’]exemple éloquent [où] ce ne serait pas à l’État de prendre en charge les crises sociales ou écologiques, mais au consommateur responsable” de le faire en achetant éthique” ou “bio” parce que ce n’est que par le bas et par nos actes d’achat que nous pourrons changer les choses. » L’un est propriétaire, l’autre est responsable de ce qui lui arrive. Quant à l’État propriétaire, censé préserver les communs au bénéfice de l’ensemble de la communauté, il peut tout aussi rapidement dériver vers une domination lorsqu’il devient une excroissance de l’État autoritaire, qu’il soit communiste, ultra-libéral ou dictatorial.

La colonisation a bien entendu exporté spoliations et crimes de possession dans des territoires qui ne connaissaient ni bornes, ni clôtures ni titres, des Amériques à l’Afrique et à l’Asie. Même la naissance des cités-états avaient des frontières mouvantes. Cette colonisation du capitalisme propriétaire se poursuit aujourd’hui avec les phénomènes d’accaparement des terres dans les pays du sud au détriment de peuples premiers qui se voient avant tout gestionnaires d’une Terre mère inappropriable. Le droit de propriété s’y est imposé par la force des armes et de l’argent, au prix du sang d’innocents.

Jusqu’à l’enclosure des processus vitaux

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Dans les laboratoires se préparent les enclosures du vivant © Ecole polytechnique

Les propriétaires revendiquent la liberté d’acheter et de vendre, mais cette liberté est au sens libertarien du concept et donc de loi du plus fort plus qu’en vertu d’une loi de marché illusoirement équilibré. Enfin, l’héritage… hérité de l’Ancien régime, renforce la propriété aux dépens de l’usager non propriétaire et les inégalités de patrimoines. L’emprise de la propriété dérive désormais sur le vivant. Le courant ultra-libéral moderne a transformé le droit de propriété en une prédation dangereuse pour l’humanité tout entière lorsqu’il s’empare du vivant et de sa structure la plus intime. Le brevetage de la génétique ou de savoirs empiriques et ancestraux, ou tout simplement d’organismes existants que les prédateurs dotent d’une modification cosmétique pour les faire leurs, est une atteinte aux droits humains les plus élémentaires. Un accaparement du vivant que l’économiste Hélène Tordjman qualifie «[d']enclosure des processus vitaux» pour désigner la mise sous brevet de séquences génétiques de la part des grandes multinationales de l'agrochimie.8 Les craintes de crimes de possession sont légitimes et réclameraient des débats citoyens pour les prévenir, ce que refuse par tous les moyens de lobbying le capitalisme des start-ups. Même ce qui nous est le plus intime est appropriable par des propriétaires (personnalités, entreprise, état policier, dominants) : données personnelles, droit à l’image, créations de l’esprit, ADN… La propriété dite intellectuelle ne devrait être qu’un instrument de résistance, de protection de l’artiste face à l’appropriation vénale des commerçants. Et lorsque l’artiste devient lui-même marchand de son art, acteur du marché, il glisse le plus souvent vers la médiocrité.

Le droit de propriété est une construction sociale des bourgeois et des dominants au service des bourgeois et des dominants. L’immense majorité de la population la moins riche ne possède que la précarité ou l’illusion d’être propriétaire sous le joug des créanciers bancaires, eux-mêmes instruments de coercition des propriétaires. Le patriarcat, la bourgeoisie révolutionnaire puis le capitalisme ont gravé cette mainmise dans une loi d’exclusivité (pour ne pas dire d’exclusion) dans le droit commun, censée préserver la cohésion de la société. La propriété privée a été imposée par la force privée, puis régalienne. Elle est désormais, au même titre que la monnaie, fondée plus sur la soumission du peuple que sur la confiance réciproque. Pourtant, un titre de propriété, comme un billet de banque, n’a pour seule valeur que celle que l’on accepte collectivement de lui donner.

L’inappropriable, les communs, est désormais réduit à la portion congrue, mais fait plus que jamais l’objet d’attaques en appropriation. Il faut d’urgence promouvoir (imposer ?) le droit d’usage en lieu et place du droit absolu de propriété. Car ce droit exorbitant ne permet pas de s’attaquer aux inégalités et aux défis climatiques et écologiques. Le droit d'usage partagé dans un cadre de démocratie intégrale, la coopération  et l'anarchie sont les seuls remparts aux crimes de possessions.

Julien Green a écrit qu’ « être libre, ce n’est pas seulement de rien posséder, c’est n’être possédé par rien. » Un défi très difficile à relever dans un monde outrageusement dominé par le capitalisme d’accumulation et ses oligarchies auteures de crimes de possession.

Nota : #grèveféministe appelle à la grève le 8 mars prochain pour les droits des femmes, notamment l'égalité salariale, une éducation non sexiste, le partage équitable des tâches domestiques.

1. https://theconversation.com/conversation-avec-christelle-taraud-le-feminicide-est-un-crime-de-possession-218409 .

2. Proud’hon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 3.

3. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, édition La Découverte Poche (2015), 760 p.

3. On peut tout de même citer les travaux de Pierre Crétois, cité plus loin dans le texte.

4. https://twitter.com/canardenchaine/status/1673998424155324418.

5. https://books.openedition.org/pur/22533?lang=fr#ftn1.

6. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/posseder-la-terre-une-histoire-de-clotures-5917706.

7. https://theconversation.com/pourquoi-faut-il-repenser-la-propriete-comme-ordre-du-commun-202465.

8. Mahéo Gabriel, Le commun est-il si commun ? Nature et conflits de classe, in Boursier Philippe et Guimont Clémence (dir.), Écologies, le vivant et le social (2023), 622 p.

9. Voir par exemple La pierre et la terre, Le marché foncier et immobilier dans les dynamiques sociales du Nord de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles, chap. IV. Au cœur de la grande propriété, le clergé et la noblesse (2007), p143 à 180. https://books.openedition.org/septentrion/56819?lang=fr#ftn1.

10. Amra Lamrabet, Islam et femmes, les questions qui fâchent, éd. En toutes lettres (2021), p. 55.

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