
« Les lobbies de l’industrie chimique ont gagné », déplore sur lemonde.fr (19/10) Maria Arena, eurodéputée belge (Alliance progressiste des socialistes et démocrates). L’Europe, une fois de plus, procrastine en reportant sine die la révision du règlement Reach prévoyant l’élimination des substances chimiques les plus dangereuses pour la santé et l’environnement d’ici 2030. Le Pacte vert de l'Europe vient de se faire "sulfater" en beauté. « À force de remettre à plus tard, la vie nous dépasse », aurait dit Sénèque. Dans ce cas, c’est plutôt la grande faucheuse chimique qui nous rattrape.
La chimie, c’est à la vie, à la mort. D’abord parce que la chimie est à la base de la vie lorsqu’elle est le fruit de l’infini hasard du cosmos. Elle est aussi la vie lorsqu’on cuisine les fruits de la nature, et seulement eux, pour se nourrir, même si une entrecôte un peu trop grillée met notre colon à rude épreuve.
Mais la chimie est aussi devenue un instrument de mort, créature d’apprentis sorciers et de capitalistes cupides. Si la naissance de la chimie de synthèse remonte au siècle des Lumières, c’est au XXe siècle qu’elle inonde la planète de ses sinistres et puants effluents. Parmi ses plus grands titres de gloire issus de sa grande créativité ou accidentels par négligence : les armes chimiques de la Première guerre mondiale, l’agent orange de la guerre du Vietnam, mais aussi Minamata1, Bhopal (1984)2, Parkersburg3, Bâle (1986)4, Seveso (1976)5, AZF (2001) et Beyrouth (2020)6, Lubrizol (2019)7… Bien entendu, comme après chaque catastrophe nucléaire, industriels et autorités ont martelé leur engagement à ce que ça n’arrive plus. Bien entendu, le poisson a été à chaque fois noyé (empoisonné ?), priorité étant donnée à la croissance, aux dividendes et aux capitaux. Les groupes chimiques sont généralement des géants, illustration d’un capitalisme mondialisé, transnational. Le groupe allemand BASF en est le plus grand et néfaste représentant (plus de 65 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel) mais les multinationales occidentales se font tailler des croupières par les Chinois avec Sinopec à la seconde place mondiale. Les États sont aux petits soins pour ces porteurs de croissance. Ainsi, l’Allemagne subventionne l’énergie consommée par son champion et ses nombreux clients comme la plasturgie.
Pollutions sans frontières
Leurs pollutions sont donc sans frontières. Ces transnationales se maintiennent au-dessus de réglementations locales que leur lobby œuvre à maintenir dans des limites acceptables pour leurs bénéfices, à coups de contre-offensives médiatiques, politiques et financières. Illustration faite avec la directive européenne Reach (premier jet en 2007) : il faut des années, voire des décennies, et des millions de victimes pour qu’il y ait au moins débat sinon actions contraignantes. Les scandales et les catastrophes se succèdent sans que cela ralentisse le développement de cette industrie et l’impressionnante croissance de ses bénéfices. Plus de 100 000 molécules ont été synthétisées ces dernières décennies, notamment par la chimie dite fine ou chimie de spécialités. Elle élabore d’innombrables molécules complexes à partir de la chimie de synthèse qui, elle, produit les substances de base comme l’éthylène ou le propylène (propène). Ces « spécialités » entrent dans les catégories des pesticides (pardon, produits phytopharmaceutiques selon la terminologie marketing), de la pharmacie humaine et vétérinaire, de la cosmétique, des nouvelles technologies (semi-conducteurs, céramiques, aimants…), etc. Autant de secteurs à fortes valeurs ajoutées qui font le régal des actionnaires, à même de se payer le luxe de manger bio.
Il pleut des PFAS sur toute la planète

Le désastre se poursuit donc à grande vitesse et échelle mondiale, il n’épargne aucune parcelle de cette planète. Nous respirons, mangeons et buvons en permanence des molécules issues de l’industrie chimique. Des chercheurs des universités de Stockholm et de Zurich (ETH)8 ont étudié la présence dans les eaux et les sols de produits chimiques dits éternels, connus sous le nom de PFAS (perfluoroalkyl ou polyfluoroalkyl), dangereux pour l’homme et la vie en général. Ce sont environ 4000 molécules qu’on retrouve dans de multiples produits du quotidien (textiles, emballages alimentaires, mousses anti-incendie, revêtements antiadhésifs, cosmétiques, produits phytosanitaires, etc.) et qui sont dans le collimateur de l’Anses9. « Extrêmement persistants, les PFAS se retrouvent dans tous les compartiments de l’environnement et peuvent contaminer les populations à travers l’alimentation ou l’eau consommée. […] Concernant les effets sur la santé, la toxicité de ces composés chimiques est multiple : ils provoquent une augmentation du taux de cholestérol, peuvent entraîner des cancers, causer des effets sur la fertilité et le développement du fœtus. Ils sont également suspectés d’interférer avec le système endocrinien (thyroïde) et immunitaire. Cet effet des PFAS sur le système immunitaire a récemment été mis en exergue par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) qui considère que la diminution de la réponse immunitaire à la vaccination constitue l’effet le plus critique pour la santé humaine. » 10 L’Anses indique aussi que « (L)eur caractère très persistant entraîne une contamination de tous les milieux : l’eau, l’air, les sols ou encore les sédiments. Certains s’accumulent dans les organismes vivants et se retrouvent dans la chaîne alimentaire. D’autres, plus mobiles, sont transportés sur de très longues distances par l’eau ou l’air et peuvent se retrouver jusque dans les océans Arctique et Antarctique. » C’est ce qu’ont mis en évidence les chercheurs suédois et suisse en analysant la présence de quatre de ces molécules dans les eaux de pluie et de surface et les sols, comparant leurs mesures aux limites réglementaires, notamment américaines et européennes. Et leurs résultats sont très alarmants : « les niveaux de PFOA* et de PFOS* dans l'eau de pluie dépassent souvent largement les niveaux d’avis sanitaire pour l’eau potable » de pays comme les États-Unis, le Danemark, les Pays-Bas ou l’Union européenne. Aucun endroit de cette planète n’est épargné par des eaux de pluies polluées, non potables. « La propagation mondiale de ces quatre PFAA* dans l’atmosphère a conduit au dépassement de la limite planétaire de la pollution chimique. […] Il est d’une importance vitale que les utilisations et les émissions d'APFC* soient rapidement limitées. », concluent les chercheurs. De nombreuses organisations de la société civile européenne viennent de lancer un manifeste11 demandant l’interdiction de ces substances mortelles qui vous traquent jusque dans votre intimité.
Les plastiques au menu de tous les terriens
Le problème est à la même échelle pour les plastiques, qu’ils soient macro-, micro- ou nano-. Au-delà des médiatiques « continents » plastiques qui occupent tous les océans de la planète et qui ne sont que la partie émergée de cet iceberg de pollution, plusieurs études récentes relèvent leur présence dans les moindres recoins de notre bonne vieille Terre, de pôle à pôle en passant par les tropiques, et qu’ils sont massivement présents dans la chaîne alimentaire dont nous sommes le sommet.
Nous savons désormais que les eaux de surface ou phréatiques en France, soumises de plus en plus aux sécheresses persistantes, sont polluées par engrais et pesticides de synthèse, utilisés en quantité astronomique par l’agriculture intensive. Selon les données de lemonde.fr (21/09), « environ 12 millions de personnes ont été concernées en 2021 par des dépassements de seuils de qualité pour les pesticides et leurs métabolites ». Mais, pas de panique, les pouvoirs publics veillent. En ce qui concerne l’ESA métolachlore, nom poétique d’un résidu (métabolite) de désherbants, l’Anses a fait passer, le 30 septembre dernier, le seuil maximal toléré de 0.1 µg à 0.9 µg par litre. Imparable. Résultat, « 97% des eaux distribuées déclarées non conformes suite à un dépassement de la valeur de qualité pour l'ESA métolachlore, redeviendraient " conformes " », dénonce l'association Générations futures.12
Certains lieux et pôles industriels sont particulièrement marqués. La carbochimie13 nous a légué des séquelles industrielles et environnementales lourdes (air, eau et sols pollués, problèmes de santé chez ouvriers et riverains ) et continue de faire des ravages en Chine et en Inde. Les habitants de la zone de Fos-sur-Mer -étang de Berre sont les heureux riverains d’un complexe pétrochimique et d’une cimenterie et ça se voit sur leur carnet de santé. L’ARS de la région Paca le reconnaît : « L’analyse des données de santé issues de l’Observatoire régional de santé indique que l’état de santé des habitants de la zone de Fos-Berre est globalement moins bon comparé à celui de la population de la région Paca. On observe notamment une surmortalité de 3 % chez les hommes (toutes causes confondues) et une surmortalité par cancer de 4% (9% chez les hommes, ce pourcentage s’élève à 34 % si l’on compare uniquement le territoire de Fos-sur-Mer / Port-Saint-Louis-du-Rhône à la région Paca). » 14
Salingres, dans le Gard, est un important pôle chimique depuis le XIXe siècle. L’ex groupe Péchiney a commencé à y polluer dès 1854 et a été, à l’époque, confronté à un premier scandale de pollution, obligé d’indemniser les paysans de la région. Aujourd’hui, les pollutions sont encore là et une étude épidémiologique, lancée par l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Agence régionale de santé (ARS) du Languedoc Roussillon en 2012, a mis en évidence un taux de cancers du cerveau supérieur à la moyenne nationale dans la population environnante.15Aux Antilles, Guadeloupéens et Martiniquais ne peuvent plus que pleurer sur leurs terres contaminées pour une éternité au chlordécone, en attendant que la liste des malades s’allonge au cours des décennies à venir. La demi-vie dans les sols de ce pesticide est estimée entre 250 et 650 ans.

Des médocs qui tuent ou invalident
Du côté de l’industrie pharmaceutique, les scandales se succèdent à un rythme soutenu, les derniers en date : opiacées, Isoméride, Distilbène, Mediator, Levothyrox, Dépakine… s’ajoutant à une litanie d’autres. Un simple sirop contre la toux peut être mortel comme actuellement en Indonésie (au moins 99 morts).16 La chimie pharmaceutique invente (ou pille des savoirs ancestraux qu’elle privatise) pour réparer les dégâts de la chimie industrielle. La recherche sur les maladies liées aux perturbateurs endocriniens devrait générer des bénéfices substantiels. C’est de l’économie circulaire. Industrie chimique et complexe militaro-industriel sont indissociables. L’azote sert de base autant aux engrais qu’aux explosifs, Toulousains et Libanais en savent quelque chose, tandis que le Téflon a d’abord été utilisé pour l’étanchéité des chars d’assaut avant d’aller polluer vos fonds de poêles à frire.
Les progrès de l’industrie chimique ne doivent souffrir d’aucune barrière et elle se donne les moyens de se défendre face à des mauvais coucheurs ne goûtant pas leur soupe et leur intentant des procès. Le film Dark waters (2019) retrace le combat d’un avocat pour faire reconnaître la pollution de Parkersburg. Le réalisateur, Todd Haynes, a accepté le scénario, car il « pointait du doigt les innombrables pratiques malhonnêtes de grandes entreprises qui enfreignaient la loi depuis quelques années – et continuaient de le faire. Des pratiques qui restent d’une terrible actualité sociale et politique. » Environ 70 000 personnes ont été touchées par la pollution de l’usine DuPont, dont l’escouade d’avocats a bien marqué son mépris pour les victimes collatérales du bizness de leur patron en les qualifiant de « récepteurs » de ses émanations, une manière comme une autre de déshumaniser le dossier et couper court à tout débat. Et pourtant : « Nous avons un taux élevé de cancers atypiques dans la région », note Tracy Danzey, une infirmière de 40 ans, victime elle-même de cette pollution et devenue activiste et éducatrice en santé environnementale.17
Les industriels ne sont pas à court de solutions pour contourner toute tentative des institutions de brider leur créativité débordante. Quand le règlement européen Reach a inversé la charge de la preuve en demandant aux industriels de prouver l’absence de nocivité de leur cuisine chimique ‒ sans trop charger la mule puisque c’est avec des études « maison » ‒, ces mêmes industriels ont dit qu’il n’y avait pas de problème si l’utilisateur se protégeait, notamment à propos du glyphosate. C’est ce qu’on appelle un report de responsabilité. Et tant pis pour les riverains et autres « récepteurs » passifs. En 2019, au moins 654 entreprises européennes ne respectaient pas le règlement Reach et utilisaient 970 substances interdites.18
Alors quelles solutions ? Selon Stéphane Frioux, maître de conférence d'histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2, chercheur au laboratoire LARHRA et spécialiste de l’histoire de la pollution atmosphérique et de la qualité de l'environnement, « l’idéal serait un système où le principe de précaution serait le plus large possible. Cette solution sera difficile à mettre en place face aux pressions incessantes de l’industrie pour mettre de nouveaux produits sur le marché. La toxicologie montre ses limites : en faisant des tests sur des rats, on va montrer qu’au-dessous d’un certain seuil il n’y a pas de risque. Sauf que 15 ou 20 ans plus tard, des études épidémiologiques vont révéler que le risque existe bien pour l’homme après une longue durée de consommation ou d’exposition. La solution pourrait donc être d’arrêter de faire confiance aux seuils et aux normes et d’être beaucoup plus vigilant sur l’autorisation de toutes les substances dont on sait qu’elles pourraient être potentiellement dangereuses. En somme, faire passer la précaution avant les intérêts commerciaux et économiques. »19
Ce billet n’est qu’un échantillon (toxique ?) des méfaits des industries chimiques. La balance bienfaits/risques penche très lourdement vers les seconds, les quelques bienfaits étant souvent anéantis par des dégâts collatéraux, des effets secondaires ou des coûts exorbitants. Des inconvénients dont les industriels n’ont cure, même s’ils surveillent étroitement tous les activistes et contestataires. Ce que les capitalistes désignent comme le progrès et l’innovation de ce complexe industriel vaut principalement pour les dividendes.

1. : Pendant des décennies des milliers d'habitants des pourtours de la baie de Minamata ont été intoxiqués par les rejets de dérivés du mercure de l’usine pétrochimique Chisso, créée en 1907. Au moins 900 morts et des centaines de malformations congénitales. Les déversements continuèrent jusque dans les années 1970. https://fr.wikipedia.org/wiki/Maladie_de_Minamata.
2. : L’explosion d’une usine de la filiale indienne d’Union Carbide Corporation, l'un des principaux groupes chimiques américains, à Bhopal en 1984, provoquera entre 20 et 25 000 morts par des émanations de gaz toxique. L’usine fabriquait le Sevin, un puissant insecticide instable et dangereux. https://fr.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_de_Bhopal.
3. : À partir des années 1980, l’usine DuPont de Parkersburg en Virginie Occidentale (USA) a rejeté dans cette région pendant des décennies des PFOA ou C8 (acide perfluorooctanoïque ou perfluorooctanoate) un composé perfluoré extrêmement toxique persistante, et donc quasiment indestructible qui s’accumule dans les organismes. Environ 70 000 personnes sont touchées et des procès sont toujours en cours.
4. : Une usine du groupe chimique Sandoz (devenu Novartis) près de bâle en Suisse prend feu en 1986. L’eau utilisée pour éteindre l’incendie entraîne un mélange de pesticides, de dérivés du mercure et d’esters phosphoriques dans le Rhin, causant une catastrophe écologique qui touchera aussi les Pays-Bas, la France et l’Allemagne. https://fr.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_de_Schweizerhalle.
5. : En 1976, un nuage contenant un herbicide, de la soude caustique et surtout des dioxines, s’échappe de l’usine chimique Icmesa (Groupe Hoffman-Laroche) près de Meda (Seveso) dans le nord de l’Italie, polluant et intoxiquant habitants, animaux et terres environnantes. La population ne commencera à être évacuée que treize jours plus tard et le bilan connu sept ans après. https://fr.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_de_Seveso.
6. : En 2001, plus de 300 tonnes de nitrate d’ammonium explosent dans la banlieue toulousaine. Il s’agit d’un composé d’acide nitrique et d’ammoniac, base d’engrais azotés et d’explosifs. Bilan : 31 morts, environ 2 500 blessés et des dégâts considérables. Même produit et mêmes effets en 2020 à Beyrouth au Liban, au moins 200 morts, 6000 blessés et des dégâts considérables dans un pays en déroute économique.
7. : en septembre 2019, l’incendie de l’usine pétrochimique Lubrizol et d’un stockage contigu près de Rouen provoque un épais nuage noir qui atteindra la Belgique et dont les conséquences en termes de santé et de pollution environnementale sont encore loin d’être établies.
8. : https://pubs.acs.org/doi/10.1021/acs.est.2c02765 (en anglais).
9. : Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail.
10. : https://www.anses.fr/fr/content/pfas-des-substances-chimiques-dans-le-collimateur.
11. : https://banpfasmanifesto.org/fr/#.
12. : https://www.generations-futures.fr/actualites/metabolite-anses/. Voir aussi ce reportage https://basta.media/metabolites-pesticides-herbicides-eau-potable-ARS-analyses-metolachlore-filtre-a-charbon.
13. : La carbochimie est issue des différentes qualités de charbon. Elle largue souffre et acidifiants, métaux toxiques (plomb, mercure, arsenic notamment) et des traces d'uranium et de radon radioactifst, des suies et cendres et autres sous-produits cancérigènes et mutagènes.
14. : https://www.paca.ars.sante.fr/pollution-atmospherique-industrielle-sur-la-zone-de-fos-etang-de-berre.
17. : https://www.letemps.ch/culture/avons-un-taux-eleve-cancers-atypiques.
18. : https://eeb.org/named-major-brands-breaking-eu-chemical-safety-law/ (en anglais).
* Lexique
PFOA : acide perfluorooctanoïque, aussi connu sous les noms de C8 et de perfluorooctanoate.
PFOS : acide perfluorooctanesulfonique.
PFAA : les substances per- et polyfluoroalkylées.
APFC : les acides perfluorocarboxyliques.