
Agrandissement : Illustration 1

Face au changement climatique de l’ère du capitalocène, à juste titre, médias, opinions, intellectuels, s’interrogent sur les degrés de responsabilité de chacun dans la catastrophe en cours et sur les intérêts qui empêchent toute action collective qui permettrait d’appuyer un peu sur le frein. Pendant que certains chassent sur internet les déplacements des jets privés des oligarques, grands patrons et politiques enjoignent les masses populaires à accomplir des « petits gestes pour le climat ».
Comme l’affirment avec justesse quatre jeunes élus européens, « on ne réglera pas le bouleversement climatique en s’attaquant aux demi-bouilloires »1, pointant l’absence de véritables politiques de rupture avec le capitalisme destructeur, vorace en ressources et en énergie. Surtout, ces injonctions sont lancées, la bouche en cœur, par des élus ou des grands patrons2 dont l’incurie crasse, l’indécent bilan carbone personnel, entrepreneurial et/ou politique, et pour tout dire l’hypocrisie revendiquée, montrent des pouvoirs politiques et économiques qui, de concert, s’accrochent à un statu quo sauvegardant leurs intérêts et envoyant les plus modestes dans le mur. Ces aristocrates du capitalisme tiennent leurs citadelles et cultivent leur caste, persuadés qu’ils pourront se préserver des outrages climatiques et des avanies de protestataires bruyants. Ils savourent leur coupe de champagne entre deux nuages survolant la populace qui étouffe dans ses passoires thermiques. « Notre maison brûle, et certains l’observent confortablement de leur hublot », ironise dans une tribune Suzanne Vergnolle, spécialiste du droit du numérique3. Pour prendre une métaphore historique, ils sont sur le pont supérieur du nouveau Titanic, celui qui affronte déjà les prémisses de l’apocalypse climatique et écologique, mais ils restent insensibles au roulis, bâfrant à la table du capitaine dans son carré climatisé tandis que les soutiers sont pris au piège à fond de cale.
L’attitude indécente des super riches
L’attitude des super riches et des dirigeants politiques complices est indécente et cynique. Mais dans la machinerie politico-économico-libérale, s’ils occupent le haut de la pyramide de domination et les prolétaires, le bas, si ce n’est les sous-sols, les aristocrates disposent d’une courroie de transmission incontournable pour faire tourner leur monde inique : les grands bourgeois. La machine capitaliste se gripperait immédiatement sans la collaboration étroite et soumise de la bourgeoisie conservatrice, agrippée à ses dérisoires privilèges. Ils sont les obligés des aristocrates et un rouage essentiel de la chaîne de commandement de la structure capitaliste. Ils ne sont pas super riches, mais ils rêvent de l’être. Ils sont seulement aisés et cela ne les satisfait pas. Quand le smicard tricard rêve de finir le mois, le bourgeois rêve d’avoir plus que son voisin sans oser avouer qu’il se verrait bien sur le trône d’un Bernard Arnaud. Alors pas un mot plus haut que l’autre contre un système économique qui les biberonne et ils sont prêts à tout pour grappiller quelques degrés de l’échelle sociale puisqu’ici, c’est le tous-contre-tous.
Ils sont ce que les statisticiens et économistes désignent comme la classe moyenne supérieure, les CSP+, les classes socio-professionnelles favorisées. Ils sont les managers, les chefs de service, de projet, les cadres, les notaires, les gros patrons, les proprios, les rentiers… bref, ceux qui commandent, qui ont le pouvoir sur la masse indigne de ceux qui se trouvent en dessous, la courroie de transmission des aristocrates qui survolent ce pauvre monde. Ils sont ceux qui perçoivent des primes de performance, surtout lorsqu’il s’agit de plans de « sauvegarde de l’emploi » qui consistent à… supprimer des emplois. Même les jeunes startupeurs s’embourgeoisent, leur excentricité apparente ne pouvant dissimuler leurs appétits d’argent, de ressources physiques et humaines, qu’ils essorent jusqu’à plus soif. Idéologues de la réussite argentée, arrivistes forcenés,tous ne manquent pas de pester contre toute mesure sociale qui pourrait pousser le péquin à refuser le poste de précaire sous-payé, généreusement proposé, qui matcherait bien avec l’objectif de marge bénéficiaire donné par le grand pédégé. Ils ont aussi en horreur toute fiscalité qu’ils jugent confiscatoire, les frais d’école privée étant déjà exorbitants, mon pauvre monsieur.

Agrandissement : Illustration 2

Le philosophe américain Matthew Stewart les désigne par les 9,9 % 4, les différenciant des 0,1 %, les plus riches. Pour lui, cette classe moyenne supérieure est le principal moteur des inégalités. « Les 9,9 % sont guidés par l'idéologie de la méritocratie. Ils pensent que la réussite dans la société ne dépend que du travail et du talent », note l’auteur dans une interview au média en ligne « Vox » repris par Korii.5 C’est « une classe obsédée par la réussite et la méritocratie, et qui est prête à tout pour conserver ses avantages. Ils veulent mettre leurs enfants dans les meilleures écoles, s'accaparent les meilleurs emplois, vivent dans des quartiers privilégiés, quitte à en expulser les autres ». C’est la gentrification des quartiers populaires historiques dans toutes les grandes villes. Une course à la réussite insufflée dès l’enfance dans les quartiers bourgeois, puis dans les écoles du bizness et du pouvoir politique et administratif. « Si à cinquante ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie », pérorait en 2009 l’inénarrable Séguéla, publicitaire de son état.
Les modestes gens ne croisent jamais les super riches, ce sont des mondes parallèles. Par contre, les subalternes, les précaires, les invisibles sont sous le joug direct des bourgeois qui les recrutent, les managent, les administrent, les rudoient, les harcèlent puis les jettent sans trier.
L’inertie bourgeoise
Le problème climatique et écologique est abordé différemment selon l’étage social. En bas de l’échelle, on subit, on survit dans des passoires thermiques, là où les appels à faire des économies de chauffage sont indécents. Tout en haut, on ne sait pas si, intimement, les oligarques croient ou nient le changement climatique et ça n’a aucune importance. Ils y voient seulement une opportunité de se gaver un peu plus : entre deux salons VIP d’aéroports, ils achètent, ils vendent, ils dépècent, ils virent, ils pressurent pour tirer profit des catastrophes en cours et à venir, les bourses sont en pleine forme. Une entreprise qui s’allège de quelques centaines de vies, c’est une action qui monte en flèche.
Entre les deux, chez les bourgeois, l’indifférence, voire le déni, est de mise. Car dans leur monde, tout est climatisé, la résidence, le gros SUV, le bureau, le country-club, la première classe affaire. Le green du golf reste vert tout comme la pelouse derrière les hauts murs de leurs résidences. Alors la canicule, ils la subissent seulement entre deux portes. La sobriété n’a pas cours dans ce monde-là. Chez les CSP+ c’est le toujours-plus de consommation, même si elle est ripolinée vert tendre. L’industrie automobile les vénère, car ils achètent les berlines qui margent le plus, pas la modeste Dacia. Et les ventes sont bien moins anecdotiques que celles des jets et super yachts. La sobriété ? « Mais sinon, on ne vit plus ! » Ils se sont rué sur les aéroports cet été, ils avaient besoin de souffler après leur course post-confinement aux belles résidences à la campagne ou dans les banlieues cotées. Pensez, confinés dans un quartier huppé à contempler les moulures au plafond, c’est insupportable. On mange des mangues bio du Pérou au dîner et du miel d’Ukraine ‒ c’est à la mode, l’Ukraine ‒, on prend une semaine de vacances dans un lodge éco-responsable et on roule dans une Tesla tout électrique. La bagnole, c’est LEUR marqueur, hybride ou électrique par snobisme.
Leur angoisse ne concerne pas l’avenir du climat et de leurs rejetons sur cette planète mais plutôt un probable déclassement économique et donc social. L’élite bourgeoise estime qu’elle a tout à perdre si la société se met en branle pour contrer et s’adapter au bouleversement climatique, à la raréfaction des ressources, le tout dans la justice sociale. Justice sociale : quelle horrible expression égalitariste. Elle se sent menacée par les prélèvements fiscaux, vous savez, ceux qui permettent de payer ces feignants de chômeurs et l’aide aux hordes qui traversent la Méditerranée. Elle a la certitude qu’elle paie pour les autres tout en oubliant qu’elle utilise l’espace public, ses infrastructures ; elle est la première à hurler si son trajet quotidien n’est pas déneigé suffisamment vite.
La classe moyenne qui s’estime supérieure
La grande bourgeoisie se sent en permanence menacée. Elle se sent piégée dans des banlieues résidentielles ou des quartiers chics mais excentrés, éjectée par de nouveaux millionnaires. Des économistes orthodoxes et éditorialistes de droite alertent sur « une espèce en voie de disparition »6. Ils prospèrent sur le cliché des « vaches à lait » sacrifiées sur l’autel des impôts et oubliées des aides sociales et économiques. Ils jalousent les riches évadés fiscaux sur leur droite et les gueux payés à ne rien faire sur leur gauche.
La classe moyenne supérieure (supérieure à quoi, on se le demande bien), c’est le gros de la troupe macroniste qui espérait, avec ce jeune banquier fringant, sauvegarder son statut, son train de vie. Ils votaient Chirac, puis Sarko. Et lorsque Mélenchon cause un peu trop fort, le centre de gravité politique des CSP+ penche, par réaction, vers la droite dure, de Ciotti au RN. Si le parti de la Marine a exigé le costard-cravate pour ses petits soldats parlementaires, c’est plus pour séduire le bourgeois que le prolétaire.
Face aux défis inimaginables qui attendent l’humanité, le mot d’ordre des bourgeois n’est pas la rupture, encore moins la révolution, mais le statu-quo à tout prix. Ils ne nient pas ouvertement le changement climatique (ils lisent beaucoup), ils nient la responsabilité du capitalisme et de leur mode de vie qui privatise des ressources collectives. Et si voter pour une Le Pen embourgeoisée sauve ça, alors banco. Comme le relève l’historienne Soulef Bergounioux1, le coup d’état de Napoléon s’est appuyé « sur la bourgeoisie libérale et conservatrice, désireuse de rompre le compromis constitutionnel républicain : c’est la naissance de la droite radicale (qui s’est souvent alliée à l’extrême droite aux XIXeet XXesiècles) ». Sachant que Napoléon redevient à la mode républicaine de droite…

Agrandissement : Illustration 3

Quelques lueurs d’espoir pourtant. Si les bourgeois âpres au gain poussent les jeunes à viser le magot dès leur premier tour de piste dans le monde du travail, quelle que soit la méthode, l’éco-anxiété est en train de générer une jeunesse contestataire, activiste, poussant certains, comme à AgroParisTech, à envoyer paître leurs maîtres. Elle commence à s’attaquer aux symboles bourgeois, SUV, golfs, voyages en avions… Des salariés, précaires ou non, des étudiants démissionnent et disparaissent, sortent du système aliénant du monde du travail, de postes déshumanisants. Des bifurcations de vie documentées dans les médias, mais encore considérées comme marginales, démontrent un frémissement d’angoisse de la société. Ces réactions restent des parcours singuliers au milieu d’une société ‒ embouteillages-métro-boulot-dodo ‒ la tête toujours dans le guidon et inquiète de son seul pouvoir d’achat. Pas de ralliements massifs aux mouvements protestataires, de mobilisations générales, de révolte contre les oligarques et leurs machines de guerres que sont leurs multinationales. Il n’y a pas encore de révolte des esclaves du système carcéral qu’est la société de consommation, mais il y a des frémissements salvateurs.
Si les aristocrates ne peuvent continuer de prélever un tribut confiscatoire sur la planète commune, leurs collaborateurs, les grands bourgeois, ne peuvent être laissés libre de ne rien faire pour le bien commun. Ils ne lâcheront rien, ou si peu, pour un salut commun de l’humanité, estimant qu’il n’y aura pas de canots de sauvetage pour tout le monde. Les aristocrates et les bourgeois d’abord ! Alors, amis qui crevez de chaud au pied de leur échelle sociale, allons nous rafraîchir sur les greens.
4. : The 9,9 percent : The new aristocracy that is entreching inequality and warping our culture, Kindle Edition, malheureusement non traduit en français.
5. : https://korii.slate.fr/biz/classes-moyennes-superieures-vraies-responsables-inegalites d’après https://www.vox.com/the-goods/22673605/upper-middle-class-meritocracy-matthew-stewart.
6. : attention, sortez les mouchoirs : https://www.andese.org/contributions/chroniques-de-nadia-antonin/501-le-declin-de-la-classe-moyenne-superieure.html.