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Billet de blog 25 février 2025

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L’esclavage inhumain de l’animal

Au Salon, les vaches sont lustrées et les cochons bien roses. Mais leurs congénères d’élevages industriels n’auront pas droit aux mêmes regards énamourés d’un public qui se veut ignorant de leur sort. Enfermement concentrationnaire, sévices, mépris de la vie, l’industrie de la bidoche n’a même pas la justification d’une alimentation saine et nie des millénaires de compagnonnage homme-animal.

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Illustration 1
Usine à oeufs ou élevage de poules pondeuses ? Eleveur ou technicien industriel ? © L214

Le Salon de l’agriculture draine les familles et a l’ambition de faire découvrir chaque année le monde agricole aux citadins. C’est la fête au village au milieu de vaches reluisantes, d’adorables lapins sortis du monde d’Alice au pays des merveilles ou encore de machines rutilantes aux allures de monstres de science-fiction. Ludique.

Par contre, inutile de chercher dans les allées consacrées à l’élevage une reproduction en grandeur réelle d’un univers concentrationnaire de porcs ou de poulets. Pas d’expo photos siglée L214 sur la réalité cachée de ces élevages. Aucune journée nationale « portes ouvertes » pour le grand public n’est non plus prévue dans les élevages intensifs qui parsèment notre territoire. Autant d’initiatives qui seraient pourtant très utiles pour faire découvrir au grand public le monde agro-industriel, lui permettant de faire enfin le lien entre le morceau de barbaque sous cellophane du supermarché et l’animal asservi dans un bâtiment pénitentiaire, celui qu’il a peut-être croisé sur la route des vacances en se pinçant le nez, à moins que ce soit la zone d’épandage du lisier.

Entrer dans un tel baraquement, c'est pénétrer avec effroi dans un monde artificiel et dystopique, bétonné, confiné, où tout est rationalisé pour la production ; où l’odeur vous prend à la gorge dès l’entrée, dans une atmosphère souvent saturée d’ammoniac ; 1 où les cris stridents des porcs en souffrance, physique et psychique, vous vrillent les oreilles ; où les truies immobilisées sont des usines à produire du porcelet; où les bêtes s’affrontent, parce qu’elles n’ont d’autre choix, sur un ring de caillebotis sous les lumières blafardes des néons. Dans les usines à œufs, un brouillard de caquettements, de poussières, des cages empilées sur plusieurs étages, qui donnent à voir des cadavres, des blessures puantes, ça pue la mort confinée. Oserais-je y voir des similitudes avec le régime nazi des camps de concentration qui engloutissait, après les avoir torturés, humiliés, tous les juifs, qu’il considérait par ailleurs comme des animaux.

La vitrine chatoyante qui cache une arrière-cour nauséabonde

Le Salon ne dit rien de cet univers qui broient aussi bien ses rebuts (poussins, porcelets non rentables) que ses agriculteurs qui ont mis le doigt dans cet engrenage capitaliste, soit parce qu’ils étaient en perdition, survivants d’une agriculture familiale sacrifiée, soit parce qu’ils se voyaient patrons-entrepreneurs, une sacrée promotion sur l’échelle sociale tirée par de cyniques premiers de cordée. Mais tous cherchent une justification à leur besogne tenable socialement.

Le Salon se doit être celui de la performance agricole, de l’agriculture connectée, automatisée, des rendements augmentés, des animaux ‒ y a-t-il un terme équivalent à transhumanisme ? ‒ génétiquement « améliorés », de l’exportation et de la compétitivité… keep France’s greatness.2 Et toujours avec cette même ambiguïté de parler en manager de son époque, celle du libéralisme et de la « saine » concurrence, mais qui tait pudiquement l’argent public qui inonde ce secteur économique. L’élevage industriel s’intègre bien dans ce cirque capitaliste. D’un côté des bêtes de foire lustrées au liquide vaisselle, comme ces petites filles entraînées dans des salons de beauté pour jouer les mannequins instagramables, et, au bout du compte, des produits d’exception pour bourgeois les pieds sous des tables étoilées. Ils constituent la vitrine, comme les images marketing d’animaux gambadant dans des prairies fleuries plaquées sur des emballages de produits ultra-industrialisés. De l’autre, une production standardisée, de basse valeur, qui fait à la fois l’obésité du petit peuple et les choux gras de l’agro-alimentaire et de la grande distribution. L’association L214, qui a ses partis pris, a le mérite de dévoiler quelques coulisses noires et poisseuses de ce monde très fermé de l’élevage industriel et concentrationnaire, précieux débouché pour les labos fabricants d’antibiotiques et aliments dopés. Ses photos et vidéos seraient censurées dans n’importe quel film d’horreur pour grand public. Mais comme les photos de poumons noircis, crachés par les fumeurs cancéreux et ornant les paquets de cigarettes ne dissuadent pas les fumeurs accrocs, il n’est pas sûr que ces témoignages visuels de la souffrance animale suffisent à faire réagir le consommateur lambda quand il choisit son bifteck chez Leclerc ou une côte de porc chez Lidl, 3 dont l’enseigne vient d’être épinglée au mur des hypocrisies dans le domaine du bien-être animal, nous servant un conte pour adulescents qui ne se pose pas trop de questions. Exilé de son désormais lointain passé paysan, il y a peu de chance que l’arpenteur de supermarché ou du Salon de l’agriculture relie mentalement l’image d’une bête crucifiée, désarticulée, à son entrecôte écarlate, délicatement présentée sur le blanc de sa barquette en polystyrène, alors que le fumet de barbeuk chatouille déjà ses narines. La remplacera-t-il spontanément par un céleri rave au rayon fruits-et-légumes-cinq-fois-par-jour ?

Nourrir ses voisins de pays

Illustration 2
Jeunes porcs basques en plein air. © Yves Guillerault

Dans ce Salon, on retrouve de jeunes exploitants éleveurs, pour beaucoup encartés aux Jeunes agriculteurs, enthousiastes dans leur course à la performance, à la médaille, formatés par leurs parrains de la FNSEA et par la formation agricole, encore soumise aux diktats industriels. Les paysans qui peuvent décrire le caractère de chacune de leurs bêtes, en les appelant par leur petit nom, qui veillent à leurs besoins primaires de brouter ou picorer en prairies, d’élever leurs petits, qui s’intègrent dans un environnement spécifique, qui n’aura pas été outrageusement anthropisé, soumis au diktat des machines, ces paysans-là ne fréquentent pas le Salon parisien. Ils se contentent de nourrir leurs voisins de pays, ce qui est déjà formidable et leur vocation première.

Le chemin de compagnonnage entre paysans et animaux trouve son origine il y a plus de 20 000 ans, quand les glaces se sont retirées vers les pôles, avec Canis lupus familiaris, descendant d’un ancêtre du loup. Il s’est élargi à de nombreuses autres espèces il y a environ 12 000 ans, lorsque l’agriculture s’est développée et que le temps de chasse est devenu moins vital pour l’apport de protéines. Le terme de compagnonnage est sans doute plus approprié que celui de domestication, cette dernière supposant une supériorité, une domination, une autorité écrite de l’homme sur l’animal. De nombreuses espèces non-humaines, domestiques ou sauvages, n’ont pas attendu notre assentiment pour squatter nos intérieurs et nos aires artificialisées, avec une belle faculté d’adaptation. L'homme moderne et capitaliste, par contre, est devenu un inadapté en milieu naturel. Sapiens-sapiens a toujours été effrayé par le milieu sauvage, qu’il continue de vouloir soumettre à coup de sulfatages rageurs de pesticides, de bulldozers et de toupies de béton. Le découplage entre société de consommation et vie rurale a conduit la première à jeter aux orties une longue histoire commune, une collaboration ancestrale entre animaux, humains et non-humains. L’homme « moderne » ne serait pas devenu ce qu’il est sans la force animale pour transporter, défricher, construire; sans les productions animales pour se vêtir, se nourrir, se déplacer. Cette collaboration entre espèces domestiques ‒ l’homme est bien une espèce domestiquée par son système économique ‒ a façonné toutes les sociétés. Les collaborations existent d’ailleurs aussi parmi les espèces sauvages, animales ou végétales. Pour certaines sociétés humaines, l’animal domestiqué est même la seule ressource pour leur survie, dans des environnements difficiles : steppes, régions arctiques, zones désertiques ou semi-désertiques. Allez donc demander à des Touaregs, des Inuits ou des Kirghiz d’abandonner, pour se nourrir, les produits issus de leurs élevages ou de la chasse, et adopter les flocons d’avoine au petit-déjeuner. L’alimentation occidentale transformée y fait encore plus violemment qu'ailleurs des dégâts irréversibles sur la santé.

Régime omnivore vs hygiénisme alimentaire

Illustration 3
Dans un élevage industriel pour Leclerc. © L214

En réaction aux maltraitances de l’élevage industriel et aux dégâts sur la santé humaine de la malbouffe, est apparue une idéologie à la limite du sectarisme qui proscrit tout produit animal dans la vie humaine, le véganisme, différent du végétarisme, qui réduit drastiquement les produits carnés, mais pas toutes les protéines animales (œufs, lait…). Le véganisme, d’apparition récente,4 est un hygiénisme alimentaire poussé à son extrême, qui ne peut être suivi qu’avec des apports de compléments alimentaires industriels (notamment la vitamine B12). Le véganisme est un choix de bourgeois aisé et de pays riche, un communautarisme alimentaire qui classe ses adeptes socialement. A l'inverse, une majorité de consommateurs de ces mêmes pays veulent ignorer ce qui se passe dans les usines à viande lorsqu’ils dégustent leur steak, comme ils veulent ignorer ce que deviennent leurs déchets quand ils ont jeté leur barquette polystyrène à la poubelle. L'arrière-cuisine est interdite au public. Dans les deux cas, c’est une rupture avec le compagnonnage naturel et multimillénaire entre humains et non-humains.

Notre prétention occidentale à être des animaux « pensants », qui manient la philosophie et les slogans avec art, ne doit pas gommer le fait que l’évolution nous a assigné un régime omnivore. Et si l’hypothèse qu’une consommation accrue et rapide de viande aurait boosté l’évolution humaine et la taille du cerveau humain est désormais nuancée par les chercheurs, les espèces humaines ‒ la nôtre et celles qui ont disparu ‒ ont consommé et consomment de la viande depuis au moins deux millions d’années pour son apport en protéines. La mise à mort du gibier ou de l’animal domestique pour sa viande a toujours fait partie de la vie humaine, selon ses nécessités vitales et en fonction des ressources disponibles. Cela n'a été battu en brêche que par les croyances religieuses ou sectaires. Les peuples non-capitalistes le font avec le respect qui est dû à un autre être qui leur permet de survivre, comme ils ont le respect de la terre, de la forêt, du fleuve, de l’océan qui les nourrit également. Ce que l’on doit refuser, c’est l’injonction du capitalisme agro-alimentaire à se goinfrer de barbaque suppliciée, gavée de molécules dopantes, qui hante des hamburgers dégoulinants de graisse recuite. Nous nous devons de dénoncer l’exploitation barbare d’autres mammifères en manipulant leur génome, en les soumettant à des camisoles chimiques, à de la contention violente et en les exécutant pour les transformer en barbaque infâme et en pâtée pour chiens… Les chiens et les hommes méritent mieux. L’alibi d’une obligation de nourrir le petit peuple avec de la (mal)bouffe pas chère est une infamie prétexte à enrichir la chaîne capitaliste de l’alimentation industrialisée. Remettons des paysans, des cultures vivrières, de la polyculture-élevage dans nos campagnes, en ceintures vertes autour de nos villes, et nous pourrons nourrir tout le monde à prix équitables. Les exportateurs et autres spéculateurs n’auront qu’à changer de métier. La viande d’animaux élevés dans le respect de leur éthologie ne doit pas être un produit d’exception onéreux pour bourgeois friqués, mais une nourriture de choix pour tous, consommée avec parcimonie, dans les limites que nous dictent notre santé et la nécessaire préservation de notre environnement. Dans nos régions privilégiées par les éléments, les paysans ont toujours travaillé par le passé la complémentarité entre cultures et élevages pour le maintien d’une terre fertile, un ménagement de l'environnement (lui aussi un partenaire) et une adaptation aux conditions climatiques et pédologiques.

Les élevages intensifs industriels sont une barbarie innommable. L’homme est, non pas un bestial, mais un barbare. Il est barbare, car il est le seul à exercer la violence gratuite (pédophilie, féminicides, maltraitance animale, chasse…) ou à titre onéreux (tueurs à gage, mercenaires… ou élevages industriels).5 L’animal non humain, lui, n’exerce une violence concept exclusivement humain ‒, que par nécessité de se nourrir, lui et sa progéniture, ou pour défendre sa horde ou son territoire, vitaux pour sa sécurité.

Nous devons donc collectivement mettre à bas l’esclavage inhumain des animaux et réhabiliter le compagnonnage du paysan avec le genre animal.

1. 98 % de la pollution par émissions d’ammoniac (NH3) proviennent du secteur agricole, dont 43 % pour les seuls bovins. Ce sont des particules fines délétères pour la santé mais aussi un facteur d’acidification de l’ai et d’eutrophisation des eaux, facteur de prolifération d’algues. Une pollution qui reste dans l’ombre des émissions de gaz à effet de serre mais pour laquelle la France a été mise en demeure par l’Europe.

2. Keep France’s greatness, garder à la France sa grandeur.

3. https://www.l214.com/enquetes/2025/bien-etre-animal-lidl/.

4. https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9ganisme.

5. Le terme de barbare ne s'applique qu'à l'homme, historiquement pour désigner la cruauté et la grossièreté de l'"autre", l'étranger.

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