Agrandissement : Illustration 1
Nobel, l’inventeur de la dynamite (par sérendipité) et de la destruction instantanée, n’aurait pas renié les théoriciens de la « destruction créatrice » qui viennent d’être distingués du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. C’est d’abord l’économiste américain Joseph Schumpeter (1883-1950) qui s’est interrogé sur le moteur de la croissance économique et donc du capitalisme. Philippe Aghion, le Français du distingué trio, en est un ardent disciple et a, avec l’Américain Joel Mokyr, achevé la théorisation de ce concept de « destruction créatrice », à moins que ce soit de la création destructrice, comme on va le voir. Le troisième larron, Peter Howitt, a expliqué comment la croissance économique était tirée par l’innovation. Des innovations moteur autant du capitalisme destructeur que de progrès humains (médecine, communication…).
Récompenser une théorie de la croissance fondée sur la destruction créatrice est bien le moins pour une banque qui se nourrit des richesses sonnantes et trébuchantes générées par cette fuite en avant. Ce concept montre en effet que l’innovation rend obsolètes certains produits ou filières industrielles ou modèles économiques, tout en générant de nouveaux débouchés. C’est en quelque sorte l’obsolescence programmée dans les gènes de l’économie capitaliste. Ce sont par exemple les voitures électriques qui vont pousser à la casse nos bagnoles fumantes et lourdingues. À ce petit jeu, les Chinois ont été plus rapides dans l’innovation et l’industrie automobile européenne est en train de fondre son joint de culasse. C’est aussi Microsoft qui prétend innover avec Windows 11 (et tous les précédents) et pousse ses clients à envoyer des millions d’ordinateurs fonctionnels à la casse, sachant que la firme est quasiment en situation de monopole sur la quasi-totalité des ordinateurs neufs qui vont les remplacer. La destruction est bien réelle, les déchets électroniques sont en pleine croissance ‒ on parle bien de croissance à intégrer au PIB mondial ‒ et s’il y a création, c’est celle des bénéfices de Microsoft et des fabricants d’ordinateurs, alliés objectifs dans cette course insensée. « Lorsqu’un produit nouveau et meilleur arrive sur le marché, les entreprises qui vendent les produits plus anciens sont perdantes », affirme le comité Nobel. Problème : l’innovation se trouve de plus en plus souvent dans un bon plan marketing, plutôt que dans une réelle utilité ou bénéfice pour les clients.
L’IA, instrument humain d’autodestruction ?
Agrandissement : Illustration 2
La plus grande rupture de destruction créatrice est en train de surgir dans nos vies avec l’intelligence artificielle (IA). Après l’autodestruction, avant d’avoir décollé, du métavers de Mark Zuckerberg, flop magistral, l’IA semble s’imposer comme une innovation majeure aussi considérable que l’irruption de l’électricité ou l’avènement de l’ordinateur et de l’Internet. Sa capacité de destruction, au cœur même de la civilisation humaine, commence déjà à sauter aux yeux. En février dernier, des chercheurs de chez Microsoft et de l’université Carnegie Mellon révélaient les impacts négatifs des IA sur nos capacités : « utilisées de manière inappropriée, les technologies peuvent entraîner, et entraînent effectivement, la détérioration de facultés cognitives qui devraient être préservées. » 1 Plus récemment, une étude du Massachusetts institute of technomogy (MIT Media lab)2 confirme et constate que rédiger avec une IA altère profondément les capacités de notre cerveau, de la mémoire à notre capacité de compréhension en passant par notre contrôle cognitif. Par contre, elle augmente les capacités des créateurs d’intox en tout genre inondant internet de vidéos falsifiées, plus réalistes que des vraies, de faux sites internet, d’études scientifiques bidonnées, etc., nourrissant l’insatiable appétit des IA aspirant toute production apparaissant sur le Web. Présentée comme un facteur majeur de redémarrage de la productivité, on découvre le «workslop» dans lequel l'IA produit des documents donnant l'illusion d'un travail réel et correct, mais en réalité au mieux inutile, au pire comportant des erreurs plus ou moins cachées. Un facteur de perte de temps de relecture et de correction pour les entreprises et donc un frein à la productivité, chère au capitalisme.3 La BBC, qui a testé pendant un mois plusieurs IA sur l'actualité, a constaté que la moitié des réponses fournies par les IA génératives que sont ChatGPT (Open Ai), Copilot (Microsoft), Gemini (Google) et Perplexity.4 L’IA nous rend cons et mal informés.
Mais les capacités explosives et à grande vitesse des IA, avec cette voracité consanguine à se nourrir de ses propres productions faisandées, et donc à une multiplication des erreurs, biais et bugs, commencent à inquiéter nombre de penseurs (sans IA), jusqu’à certains de ses concepteurs. Sam Altman (OpenAI), Steve Wozniak (Apple), Richard Branson (Virgin), des prix Nobel de physique, Geoffrey Hinton (en 2024), John Mather (en 2006)…, plus de 800 personnalités politiques, intellectuelles, scientifiques ont signé la déclaration sur les dangers de l’avènement probable et prochain d’une superintelligence artificielle : « de nombreuses entreprises d’IA de premier plan ont l’objectif déclaré de construire une superintelligence au cours de la décennie à venir qui peut surpasser considérablement tous les humains sur pratiquement toutes les tâches cognitives. Cela a suscité des préoccupations, allant de l’obsolescence économique humaine et de la déresponsabilisation, des pertes de liberté, des libertés civiles, de la dignité et du contrôle, aux risques de sécurité nationale et même à l’extinction humaine potentielle. » 5 Fermez le ban !
Avant cette apocalypse annoncée, et sur un plan purement économique et capitaliste, l’historien Jean-Baptiste Fressoz fait remarquer que « contrairement à l’idée de “destruction créatrice” chère à Joseph Schumpeter, le nouveau ne remplace que rarement l’ancien. […] L’histoire économique rappelle qu’aucune invention n’a jamais suffi à freiner la croissance des flux matériels. » 6 Et c’est bien là le problème. L’IA aura peut-être anéanti l’humanité par destruction de son biotope avant de devenir superintelligente. Comme les énergies dites renouvelables s’ajoutent aux énergies fossiles ou ne les remplacent que très partiellement, la destruction créatrice ne fait qu’augmenter la consommation en énergie, en eau, en ressources telles les terres rares, et dans la foulée, la génération de montagnes (le mot n’est pas trop fort) de déchets qui nous intoxiquent, nous submergent.
L’innovation détruit souvent plus qu’elle ne crée
Agrandissement : Illustration 3
La croissance est présentée par le capitalisme comme la solution à tous nos problèmes, le gage d’une vie harmonieuse et de progrès. Pourtant, le chiffre du PIB intègre autant la production de boîtes de petits pois que les morts de la route (pompes funèbres, réparation ou remplacement des véhicules…), et dans la même veine, les catastrophes climatiques, les pollutions, les épidémies ou encore la reconstruction après une bonne guerre destructrice. Trump, prototype ultra du capitalisme, ne s’y trompe pas avec son projet de Riviera gazaouie. On peut considérer les guerres comme de la destruction créatrice. Elles détruisent du patrimoine, souvent thésaurisé, mais dopent les industries de l’armement et l’innovation technique pour dominer le champ de bataille : les essaims de drones et leurs multiples aptitudes ringardisent les fleurons français que sont les chars Leclerc, les Rafale et autres canons Caesar. Les militaires en perdent même leur latin de caserne.
Pour en revenir à notre champion national, si Schumpeter était considéré à son époque comme un économiste hétérodoxe, difficile de ranger Aghion dans cette catégorie aujourd’hui. Membre du Cercle des économistes à tendance franchement libérale, proche du patronat et du patron des patrons (il a coprésidé le « Front économique du Medef), coprésident du Comité de l’intelligence artificielle générative, Philippe Aghion est un apôtre du techno-solutionnisme et de la croissance du PIB, indicateur phare selon lui. Son prédécesseur dans le palmarès de la banque de Suède, Jean Tirole, se lamentait d’un supposé retard technologique et d’innovation de l’Europe en général et de la France en particulier.7 Inquiétant lorsqu’on sait qu’ils ont l’oreille attentive des décideurs politiques, de Sarkozy à Macron en passant pas Hollande. Poser une théorie qui explique un fait économique est une chose, s’en faire le prosélyte dans le milieu politique en est une autre. Dans la foulée du cycle de cours au Collège de France (2024-2025) que Philippe Aghion a fait porter sur la « croissance verte », le philosophe Gilles Lecerf, doctorant à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et responsable du cours d’épistémologie et de philosophie des sciences à l’École nationale des ponts et chaussées (ENPC), écrivait dans la revue AOC : « [selon M. Aghion], l’Europe et la France doivent s’inquiéter de leur décrochage par rapport aux États-Unis. Mais de quel décrochage parle-t-on quand, outre-Atlantique, Trump vient d’être réélu, la mortalité infantile est en hausse, la pollution est colossale, etc. Peut-être est-il enfin temps de changer d’indicateurs socio-économiques et d’ignorer les économistes prêtres du capitalisme. » 8
Ce qui est sûr, c’est que ces « prêtres du capitalisme » veulent dynamiter tous les freins institutionnels à la croissance. Mais ce qu’ils dynamitent en réalité, ce sont la cohésion sociale, le climat, l’environnement et finalement le vivant.
Agrandissement : Illustration 4
2. https://www.brainonllm.com/. Lire aussi (payant) https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/10/04/comment-l-ia-altere-t-elle-notre-pensee-entretien-croise-entre-une-philosophe-et-un-entrepreneur_6644371_3232.html.
5. https://superintelligence-statement.org/ et https://www.lemonde.fr/pixels/article/2025/10/22/superintelligence-artificielle-des-centaines-d-experts-et-personnalites-dont-des-figures-de-l-ia-moderne-appellent-a-stopper-la-course-au-developpement_6648817_4408996.html.
8. https://aoc.media/opinion/2025/02/10/leconomiste-philippe-aghion-ou-le-crepuscule-des-idoles/.