« Hélas ! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion !) de son goût de l’infini ; seulement, c’est un goût qui se trompe souvent de route. » Charles Baudelaire, Le goût de l’infini, dans Les paradis artificiels.
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On le savait : Donald Trump est accro aux dollars et il a tous les attributs d’un dangereux Picsou de carnaval. Mais il a promis, dès son investiture, de déclarer la guerre aux cartels de narco-trafiquants, tamponnés par lui « organisations terroristes ».1 Ce qui va permettre de faire donner l’armée et de s’affranchir des limites de la justice, ce qui n’est pas un problème pour lui, l’essentiel étant de combattre ces marchands de mort dont, selon lui, les immigrés clandestins venus d’Amérique latine sont les armées de zombies criminels, ce qui leur vaut d’avoir leurs trombines désormais placardées sur des affiches « Wanted, mort ou vif ».
Mais dans sa croisade contre les criminels de la dope, il s’est bien gardé d’inclure, par exemple, les fabricants et revendeurs d’opioïdes légaux ‒ et très américains ‒, de grands laboratoires pharmaceutiques ayant pignon sur Wall-Street qui, appuyés par une chaîne commerciale très musclée, est à l’origine de 700 000 morts en 25 ans pour les seuls États-Unis2 et d’une baisse d’espérance de vie, ce qui est un comble pour des labos qui s’enorgueillissent de participer à la bonne santé de l’humanité. Et comme dans le monde des capitalistes tout se règle en signant des accords entre gens de la bonne société et en sortant le carnet de chèques, les labos américains ont signé des accords financiers avec états américains et victimes pour mettre fin aux poursuites. La très riche famille Sackler, à la tête de l’un des labos les plus en pointe dans ce crime d’empoisonnement de la société, Purdue Pharma, va débourser 6,5 milliards de dollars sur quinze ans et leur entreprise ajoutera 900 millions.3 Mais il serait indécent de parler d’emprisonnement pour ces honorables membres de la haute société. Soyons juste, les dirigeants d’un autre labo, Insys, viennent d’écoper de quelques années de prison4 pour avoir versé jusqu’à 10 millions de dollars de pot-de-vin par an aux médecins qui acceptaient de prescrire des antidouleurs 50 à 100 fois plus puissants que la morphine comme le fentanyl. La justice américaine compte bien continuer de faire cracher au bassinet les autres labos qui ont usé des mêmes méthodes, en espérant que la nouvelle et très folklorique administration trumpiste, et notamment le conspirationniste Robert Kennedy Jr., ne lui mette pas des bâtons dans les roues.
Le trafic de drogue est bon pour la croissance du capitalisme
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Dans les rues américaines, les drogues de synthèse des cartels ont pris le relais des labos pour continuer de ruiner la vie des populations. Et si les politiques affichent leur détermination à lutter contre les trafiquants, ils n’oublient pas que ce commerce de la mort en intraveineuse participe au PIB et à la croissance. En Europe, l’Insee et Eurostat intègrent dans le calcul du PIB des pays le chiffre d’affaires de cette économie souterraine et très profitable (à condition qu’on n’y intègre pas les ravages sanitaires), ce qui n’a pas manqué d’améliorer les chiffres de la croissance. Car si les « entreprises » du narcotrafic ne paient pas de charges sociales ni d’impôts, elles blanchissent leurs immenses montagnes de cash dans l’économie tout ce qu’il y a de plus classique. Et les entreprises du luxe, de l’immobilier, des yachts… ne crachent pas sur cette clientèle particulière, tandis que des états procrastinent ‒ sauf si leur pouvoir est menacé et qu’ils doivent faire intervenir l’armée comme au Mexique ‒, que d’autres ferment les yeux et encaissent, comme à Dubaï, enfin que d’autres encore se financent carrément sur la production, comme l’Afghanistan ou la Syrie de Bachar al-Assad. Se souvenir aussi qu’en 1880, l’empire colonial britannique des Indes puisait 14 % de ses revenus dans le trafic d’opium avec la Chine.5
Le capitalisme invente l’obligation d’achat
Les cartels de la drogue sont la figure ultime du capitalisme, dans la compétition à mort, la corruption, dans l’innovation délirante (la créativité des chimistes légaux et illégaux est immense), dans la logistique inventive et l’ingénierie financière astucieuse, dans la hiérarchie dominante et armée, dans l’exploitation des petites mains… Mais dans le monde capitaliste « traditionnel », on ne manque pas non plus de cynisme et d'inventivité pour soumettre les populations à l’obligation d’achat, en cherchant à les rendre addicts avec de plus en plus de raffinement. Historiquement, le lobby du tabac a quelques longueurs d’avance dans l’efficacité pour transformer leurs clients victimes en clients asservis. La publication, en 1998, de six millions de documents internes et secrets des neuf principales multinationales du tabac, ordonnée par la justice américaine, révèle leurs mensonges et manipulations pour dissimuler la dangerosité de leurs produits et leur composition étudiée pour accentuer la dépendance, pour décrédibiliser les scientifiques et pour corrompre les politiques. Aujourd’hui encore, malgré des décennies de publications scientifiques démontrant les ravages d’un tabac empoisonné aux métaux lourds et autres joyeusetés, malgré les statistiques alignant les morts-pour-la-cause-des-actionnaires-des-multinationales, il se trouve toujours des politiciens affidés pour protéger ces dernières. À l’exemple du centriste Charles de Courson qui multiplie depuis des années les amendements parlementaires pour immuniser cette industrie de la mort. Après avoir voulu limiter les taxes sur le tabac (2014) sur un amendement « soufflé par Philip Morris », il a proposé une « fiscalité allégée sur le tabac à chauffer » (2020 et 2022) dont Philip Morris a, à l’époque, l’exclusivité, jusqu’au dernier examen (Barnier) du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) où il plaide « pour encadrer la distribution des sachets de nicotine [pouches] », bourrées d'arsenic, plutôt qu'une interdiction. Digne d’une assertion de vérité alternative très trumpienne, en 2020, il n’hésitait pas à présenter son amendement comme « l’élément d’une politique de santé publique permettant de réduire les effets nocifs de la cigarette », fermez le ban ! 6 Les industriels persévèrent également dans la publicité trompeuse et clandestine, comme cette immense bâche « Une France sans tabac, ça vous intéresse ? », déployée sur l’échafaudage d’une église parisienne en travaux, et renvoyant, par l’intermédiaire d’un QR code, au site de la British American Tobacco, deuxième producteur mondial, vantant ses produits alternatifs truffés à hautes doses de nicotine et… d’arsenic.7&8 Avec le même parfum de cynisme sans limite, les cigarettiers, après s’être imposées dans la vente de leur poison, se sont mis à vendre les antidotes : Marlboro a investi en 2018, 18 milliards de dollars dans la startup Juul, pour bloquer une concurrence des cigarettes électroniques dont Juul était à l’époque leader.9 Plus fort encore, Philip Morris a racheté en 2021 un groupe pharmaceutique, Vectura, qui fabrique… des inhalateurs pour les personnes atteintes d’asthme et d’affections respiratoires.10 C’est ce que l’on appelle de l’économie circulaire !
Comment toucher le jackpot en vendant le poison et l’antidote
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Le lobby de l’alcool et, spécificité française, le lobby viticole, disposent d’une force de frappe similaire pour entretenir les addictions à leurs produits liquides. Ils utilisent les mêmes méthodes de pression sur les politiques de prévention ou pour obtenir des réglementations plus favorables. Pour preuve l’absence de soutien du gouvernement au dry january sous l’amicale invitation du lobby viticole.11 Les producteurs de bonnes bouteilles s’y entendent aussi pour glisser leurs pubs dans tous les interstices de com’ au mépris des lois, particulièrement les jeunes.12 Et si les politiques mettent au régime sec les campagnes de prévention, ils apportent un large soutien aux lobbies, ce qui est mis en lumière par une éloquente enquête de l’émission d’investigation, Cash Investigation.13
Les jeux sont aussi un puissant psychotrope de mise sous tutelle de la société. À côté des multiples jeux télévisés lénifiants, des tirages au sort sur matchs sportifs pour des sommes qui frisent l’indécence, la Française des Jeux reste une pompe institutionnelle à faire les poches des masses populaires les moins favorisées, tout en indiquant en bas de l’écran, dans une accroche subliminale, le numéro à appeler pour les accros maladifs à ses loteries à gratter. Et n’oublions pas les casinos qui soignent, tout en les saignant, les retraités qui squattent les machines à happer les sous.
En France, tout en montrant leur « ferme détermination » face aux criminels qui importent la drogue, dealent dans les quartiers et rafalent les concurrents, les politiques au pouvoir, acoquinés au capitalisme du CAC 40, choient les entreprises (qui créent de l’emploi, voyons !), en fermant les yeux sur les conséquences sanitaires et sociales de certaines de leurs activités. Après les opérations « place nette », le rafraîchissant tandem Darmanin/Retailleau vient de lancer la création d’un parquet spécialisé, comme pour le terrorisme, et le regroupement à l’isolement des cent dealers les plus dangereux (pourquoi cent ? chiffre rond ?). Le but est d’assécher l’offre des cartels, dont les tarifs s’affichent sur les murs de nos villes, afin de contraindre à la baisse la demande des consommateurs. Mais dans le capitalisme macronien, dont la politique de l’offre est un totem, on subventionne avec largesse les entreprises dealeuses d’addictions pour stimuler l’offre, avec pour objectif de créer une demande de toute pièce grâce à des méthodes de marketing agressives. Au bout du processus, la divine croissance.
Le plus grand des dealers est aussi le plus grand des voleurs
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Darmanin/Retailleau déclarent la guerre aux dealers en oubliant de poser les questions de fond : pourquoi la demande de drogues, de la cocaïne aux anxiolytiques, explose dans la société ? Pourquoi de plus en plus de citoyens de tous âges, de toutes conditions sociales, se droguent-ils au risque de leur santé ? Pourquoi se saoulent-ils ? Fument-ils ? Pourquoi s’enferment-ils dans des univers virtuels ?
Sans doute parce que le plus grand des dealers est aussi le plus grand des voleurs :
– de temps de cerveau disponible : publicité, neuromarketing… ;
– de santé : travail aliénant, managements toxiques, tabac, alcool, jeux, pesticides… ;
– de solidarités : individualisation du consommateur, marchandisation des actions désintéressées… ;
– de convivialité : artificialisation des relations par réseaux asociaux, univers virtuels… ;
– de ressourcement et de concentration : harcèlement irruptif, violent et continu de notre attention, contrôle du temps libre par une pression marketing d’utilisation des loisirs payants… ;
– d’intimité : vol de données personnelles et intimes, surveillance de nos faits et gestes pour ficher nos comportements de consommation, d’internet aux boulevards en passant par les supermarchés… ;
– etc.
Le capitalisme génère des malades dépendants
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Il existe une consommation historique d’hallucinogènes pour des raisons médicales, religieuses ou de socialisation. Les hommes du néolithique cultivaient déjà le pavot somnifère. Les Sumériens le nommaient « plante de la joie ». Mais les médecins de la Grèce antique mettaient déjà en garde contre les excès de consommation.14 La généralisation des trafics et de la consommation est, elle, liée à l’idéologie capitaliste qui fait commerce (trafic ?) de tout, de la drogue aux esclaves, et à la colonisation, excroissance de ce capitalisme en pleine ascension au XIXe siècle.
Aujourd’hui, c’est souvent par le biais du désir de socialisation que les individus testent les drogues dites douces, à la recherche « d’effets récréatifs ». Mais la pression sociale, fomentée par le capitalisme avide de croissance, liée à la productivité qui se doit d’être olympique, à la consommation qui devient quasi obligatoire pour le bien du PIB et des actionnaires, est tellement forte qu’elle en devient insupportable pour beaucoup. Le mal-être se cultive dans toutes les couches de la société, des cours d’écoles aux mouroirs de vieux. La chosification de l’humain a créé un syndrome confusionnel dans la société, auparavant basée sur des rapports à portée de voix, d’émotions, de regards, de préhension. L’écolier, le lycéen, l’étudiant, sont formés pour être les bons petits soldats de la compétitivité ‒ comme les Coréens du nord sont la chair à canon du régime poutinien ? ‒ avec l’illusion de pouvoir obtenir une médaille : un statut de sous-chef, une prime de productivité, une modique retraite. Les parents sont enchaînés par une multitude de cartes de fidélité à la grande famille des modes de consommation; les jeunes sont ferrés par les algorithmes des réseaux asociaux; les femmes deviennent otages de produits féminisés (surtout par leur couleur et leur prix); les vieux sont les cibles de la silver économie, d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Éhpad) sur le modèle d’élevage industriels de poulets ou de services funéraires sur papier glacé avec options obligatoires.
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Ce syndrome confusionnel qui envahit alors la société rend l’individu moins conscient de son environnement physique, déstructure les liens d’humanité, provocant agitation, agressivité, somnolences, apathie.15 Et le pousse irrémédiablement vers des univers alternatifs, plus directement et rapidement pourvoyeurs de satisfactions, même si elles sont artificielles, fugaces et, à posteriori, dangereuses pour son intégrité. Ces addictions annihilent toutes les libertés individuelles et détruisent les cohésions sociales. L’alcool, le joint... utilisés au départ pour socialiser, finissent par isoler, singulariser la personne confinée dans un univers parallèle, au fur et à mesure que la consommation augmente et que l’addiction s’installe.
Le capitalisme et sa créature, la société de consommation, génèrent des malades dépendants, dès lors soumis à ses diktats. Et cette idéologie quasi sectaire devient d’autant plus dangereuse pour la santé mentale et physique de l’humanité, qu’elle a détruit (privatisé, marchandisé), pilier par pilier, les communs qui faisaient liens dans les sociétés ; qu’elle s’est infiltrée dans tous les lieux de pouvoirs politiques censés gérer ces communs en préservant la collectivité. Les dealers du capitalisme ont atteint leur but, la « mexicanisation » de la société et le général à bicorne Retailleau les a, comme par enchantement, oubliés dans sa fatwa contre les dealers et dans son catalogue de cibles.
Charles Baudelaire publiait, en 1860, Les paradis artificiels, s’interrogeant sur les liens ambivalents entre la création poétique et les drogues, décrivant notamment la descente aux enfers de l’écrivain Thomas de Quincey (1785-1859), auteur de Confessions d’un mangeur d’opium anglais, pour finalement conclure que le véritable poète n’a pas besoin de tels artifices.
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2. https://docteur.nicoledelepine.fr/la-catastrophe-des-opioides-perdure/.
5. https://www.unodc.org/documents/wdr/100ydrugcontrol_F.pdf.
6. « Le Canard enchaîné » du 22 janvier 2025.
9. Le groupe Malboro-Altria a libéré Juul de sa clause de non-concurrence en 2022 pour pouvoir jeter son dévolu sur d’autres concurrents ou produire sa propre ligne de vapoteuse sans se faire retoquer par le gendarme financier américain.
14. Denis Richard, Jean-Louis Senon et Marc Valleur, Dictionnaire des drogues et dépendances, éd. Larousse, 2004.