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Billet de blog 30 octobre 2024

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Un paracétamol contre les profits indus ?

Dans l’affaire du Doliprane, le pouvoir français joue l’argent public sur le tapis vert d’une transaction capitaliste, aux côtés d’un fond vautour américain tout en dégainant la « souveraineté nationale ». Une opération de com’, approuvée par tout l’arc politique. Cette molécule générique a vocation à tomber dans les communs, seul gage de souveraineté et seule réelle richesse des peuples.

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En plein capharnaüm politique et institutionnel, propice aux migraines carabinées, les professionnels de la politique font sans doute une grande consommation de paracétamol. Alors quand Sanofi, champion pharmaceutique du capitalisme à la française, annonce vendre sa filiale commercialisant le Doliprane à des financiers américains, d’un seul bond ils ont hissé le drapeau tricolore et défourailler la « souveraineté nationale ». Il est vrai que les Français sont les plus grands consommateurs de ce médicament très repérable sur les étals, non parce qu’il est plus efficace que la douzaine de concurrents commercialisant exactement la même molécule sous packaging différent, mais parce que le budget publicité de Sanofi est très important1 et que le sixième labo mondial (47,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 5,4 milliards de bénéfices) a su protéger son bébé, comme le révèle le Canard enchaîné.2 Bien que le paracétamol soit une molécule tombée dans le domaine public depuis belle lurette, 3 et grâce à une intense opération de lobbying auprès du ministère de l’Industrie en 2013, le Doliprane a déjà bénéficié d’une opération de sauvetage capitaliste et politique en échappant à l’inscription sur un répertoire qui recense tous les médicaments disposant d’un générique, et qui oblige le pharmacien à proposer prioritairement ce dernier. Résultat : Sanofi et son Doliprane squattent plus de 80 % du marché avec 453 millions d’unités vendues sur un marché de 538 millions de boîtes de paracétamol, par ici les bénéfices et les dividendes (50 centimes de marge par boîte à 2,18 € soit 269 millions de bénéfice).

Illustration 1
Doliprane n'est qu'une marque d'une molécule générique. © Sanofi

Ce champion du capitalisme français se plaint pourtant régulièrement d’un marché national non libre, le prix des médocs étant fixé par la Sécurité sociale. Par contre il passe sous un pieu silence l’argent public encaissé depuis des années, comme les 262 millions d’euros de remboursements reçus en 2023 de la même Sécu (le Doliprane est le cinquième médicament remboursé et le premier en volume), ou les 250 millions de subventions versés à fonds perdus pour développer un vaccin contre le Covid qui n’a jamais vu le jour, ou encore le non-remboursement à l’État des indemnisations versées aux plus de 1600 victimes de la Dépakine, sous prétexte que le jugement n’est pas définitif.2 Omis aussi les dégraissages de personnel « pour rester compétitifs ». Quel est l’intérêt pour la population de devenir actionnaire, même minoritaire, de cette filiale privée de Sanofi, alors que cet argent public pourrait être investi dans les communs du soin, par exemple une coopérative de production de paracétamol générique ?

Illustration 2
Un générique d'un des nombreux concurrents de Sanofi © Biogaran

Ce qui n’empêche pas la classe politique de se lever en chœur pour cette marque commerciale, tout en quémandant quelques garanties sur la localisation de la production auprès des requins de la finance, dont on sait d’expérience qu’ils se préoccupent bien moins de l’intérêt collectif et de la santé des Français que de l’intérêt de leurs actionnaires. Abonder en argent public le capital de l’entreprise avec de si faibles garanties n’est gage de souveraineté que pour le monde capitaliste.

Conseil de lecture à Fabien Roussel et à la gauche en général

Rien d’étonnant de la part d’un pouvoir de droite, qui veille aux intérêts du capitalisme comme à la prunelle de ses yeux. Ce qui est affligeant, c’est l’approbation silencieuse de la gauche. Celle des sociaux-démocrates, phagocytés par un macronisme rose, qui cogèrent les excès du capitalisme, n’est pas étonnante non plus. On en attendait plus, par contre, de la gauche d’opposition, celle qui descend du marxisme première période, théorisée dans Le Capital, même si elle fait désormais peu référence au théoricien, tétanisée par les expériences dramatiques du soviétisme et du maoïsme ou encore par le post-communisme poutinien ou vénézuélien. Pour autant, cette gauche reste ancrée dans le productivisme et une illusoire croissance, avec pour seule divergence avec la droite un partage plus équitable des bénéfs. Et de s’étonner que les inégalités de patrimoine explosent. De plus, dans le dossier du Doliprane, droite et gauche brandissent avec la même véhémence la nécessité d’une « souveraineté nationale » ‒ aux armes citoyens… Aucun responsable de gauche ne se hasarde à émettre d’autres propositions, approuvant par omission d’opposition celle d’abonder, avec de l’argent public, le capital d’une entreprise privée au côté d’un fond rapace d’investissement, au service d’intérêts capitalistes, avec pour seule motivation la sauvegarde d’emplois en France, ce qui est loin d’être garanti. Inutile de remuer le couteau dans la plaie et lister les bérézinas passées, d’Alcatel à Péchiney en passant par Arcélor, la liste est beaucoup plus longue.

C’est là que je vais me permettre de donner un conseil de lecture à la gauche, en prenant appui sur l’idéologie de Fabien Roussel, qui milite pour la réindustrialisation de la France (pour produire quoi ?), l’augmentation du pouvoir d’achat (pour consommer plus) et pour le nucléaire macroniste, parce que la croissance a besoin d’énergie (on passera sur son appétence viriliste pour le barbecue). La réindustrialisation de la France étant entendue dans le cadre du capitalisme mondialisé, le communisme historique et suranné de Roussel se limite donc à tenter de tordre le bras de grands groupes transnationaux, comme Sanofi, pour qu’ils acceptent d’octroyer quelques besognes taylorisées aux ouvriers français dans le cadre de la division du travail et de faire ruisseler quelques miettes de leurs bénéfices, autrement dit du productivisme et des salaires. Ce qui permet aux salariés exploités de mieux participer au cercle infernal du capitalisme production-consommation, même si les nouveaux capitalistes ont perdu de vue le principe de base du fordisme qui est que les ouvriers doivent avoir les moyens de se payer ce qu’ils fabriquent en échange de cette aliénante division du travail et son automatisation.

Le communisme décroissant de Marx et les communs

Illustration 3
Le livre de Kōhei Saitō est un succès international. © Seuil

Ce conseil de lecture, donc, concerne le livre Moins, La décroissance est une philosophie, du philosophe Kōhei Saitō, 4 chercheur et spécialiste de l’œuvre de Marx, en particulier de sa période post-Capital et de sa foisonnante correspondance avec son ami Friedrich Angels. Il y a découvert une évolution radicale du grand penseur qui marque « une rupture totale avec la primauté des forces productives » en s’orientant vers un communisme de décroissance. Kōhei Saitō y voit un « tournant théorique écologiste ». Il en déduit une application moderne qui oppose valeur marchande et valeur d’usage, capitalisme du manque et de la frustration versus communisme de l’abondance, s’appuyant sur la richesse des communs qui sont à reconquérir. La santé doit être soustraite aux intérêts privés et le soin doit être intégré aux communs. Ça passe par un service public fort (hôpitaux), mais aussi par les traitements issus de la recherche publique ou ceux tombés dans le domaine public. C’est le cas du paracétamol. La mainmise des multinationales pharmaceutiques, adeptes du capitalisme du manque, sur la production, aboutit à une inflation parfois astronomique des traitements innovants, à des pénuries de plus en plus dramatiques de médicaments et finalement à un chantage visant à mettre à genoux notre protection sociale, joyau de nos communs, issue du communisme humaniste de l’après-guerre.

Le communisme décroissant décrit par l’auteur mise sur des productions locales pour des consommations locales. Lorsque Fabien Roussel défend mordicus le nucléaire relancé autoritairement par Macron, sous les prétextes alibis de l’emploi et de la décarbonation, il s’inscrit dans la défense d’un modèle capitaliste d’une technologie fermée, maîtrisée par un lobby en situation de monopole, même s’il a beaucoup perdu de sa technicité, d’où le danger et les coûts. La renationalisation d’EDF n’y change rien, sans parler d’une centralisation de la production de type soviétique et d’une externalisation des coûts humains et environnementaux : voir les dégâts d’Orano (ex-Areva) au Niger, 5 les transactions avec des dictatures post-soviétiques ou le fait que ce lobby finance l’effort de guerre russe en faisant enrichir son uranium par Rosatom.6 L’énergie, qui nous est indispensable pour vivre, doit aussi s’inscrire dans les communs, avec des technologies simples et décentralisées, et dans ce communisme décroissant, c’est-à-dire avec une production à la seule hauteur des besoins fondamentaux, non pour l’avidité et le pouvoir capitaliste, même s’il est d’état. Le nucléaire est une technologie dangereuse pour les populations qui sont mises sous tutelle d’une production centralisée, à la technologie fermée et aux coûts externalisés dans le Sud global, au seul service de ce que Saitō appelle notre « mode de vie impérial » ‒ sans pour autant que les inégalités régressent en Occident, bien au contraire. L’augmentation de la production industrielle d’énergie n’alimente que les excès du capitalisme, des centres de données (datacentres) à l’intelligence artificielle, de la mode jetable (fastfashion) aux SUV, de l’armement aux délires des « blindés de thunes ».

Enfin, quand la gauche réclame une augmentation du pouvoir d’achat, elle s’inscrit pleinement dans le schéma capitaliste en alimentant la chaudière de la croissance. Alors qu’elle devrait se mobiliser pour la richesse collective des communs, elle négocie un adoucissement du statut d’exploité (pour ne pas dire d’esclaves lorsqu’il fait travailler des enfants, des Ouïghours, des prisonniers), sans attaquer les fondements du capitalisme, prédateur de ressources et de vies.

Les cinq piliers de la sagesse

Se plonger dans le livre de Kōhei Saitō, c’est redécouvrir la pensée de Marx dans toute sa complexité positive. C’est comprendre le « communisme de décroissance », celui qui restaure les communs. C’est privilégier la valeur d’usage contre la valeur marchande, l’autogestion et le socialisme participatif contre la dictature entrepreneuriale de la compétitivité et de l’actionnariat. Saitō identifie cinq piliers pour construire un communisme de décroissance accepté par tous (sauf peut-être par les parasites friqués du capitalisme) :

– Le passage à une économie de la valeur d’usage7 : « l’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur » par la rareté ou par la masse produite. « Peu importe ce qui est vendu, du moment que ça l’est ». Exemple, l’économie du jetable. Nous devons « garantir un accès universel à la nourriture, à l’eau, à l’électricité, au logement, au transport » ou aux moyens de lutte contre les effets dramatiques du changement climatique. Quant à la production, elle doit couvrir les besoins fondamentaux en éliminant l’inutile et être soumise à une « planification sociale ».

– La réduction du temps de travail8 : « si on arrêtait de produire ce qui n’a pas d’utilité, il serait possible de réduire considérablement les heures travaillées dans toute la société ». On pourrait y ajouter ce que David Graeber appelait les bullshit jobs9 et la décomplexification du pouvoir administratif.

– L’abolition de la division standardisée du travail10 : c’est s’attaquer à l’un des fondements du capitalisme et du productivisme. L’auteur reproche d’ailleurs aux décroissants (j’y ajouterais une grande partie de la gauche) de ne pas s’intéresser en profondeur à la question du travail, celui des tâches standardisées et monotones. Les revendications actuelles se limitent le plus souvent à une diminution du temps de travail pour réaliser des activités sociales et créatives en dehors du temps salarié. « Il ne s’agit pas seulement d’augmenter le temps libre […] mais aussi d’éliminer la douleur au travail et l’absence de but pendant les heures de travail ». L’autogestion, la coopération et une formation professionnelle égalitaire, doivent permettre de restaurer des buts au travail (couvrir en priorité nos besoins fondamentaux) et d’abolir la division du travail en permettant à tout un chacun d’effectuer des tâches variées et bénéficier d’une rotation des postes. La technologie peut y aider. Il faut aussi réhabiliter la notion de métier face aux assignations à des postes d'opérateurs.

– La démocratisation du processus de production11 : tout d’abord, la production doit s’appuyer en priorité sur des technologies ouvertes, à l’opposé du nucléaire, par exemple. Ensuite, « les travailleurs doivent détenir le pouvoir de décision dans le processus de production ». Cela doit s’appuyer sur « la propriété sociale », un concept introduit par Thomas Piketty, dont Saitō se félicite de sa conversion au socialisme. La propriété sociale permet, en effet, de « gérer démocratiquement les moyens de production en tant que communs », en favorisant l’entraide et l’autogestion.

– La mise en valeur des services essentiels12 : « passer à une économie de la valeur d’usage et mettre en valeur les services essentiels à haute densité de main d’œuvre, c’est une rupture du même ordre que celle que Marx opère avec le productivisme pour accepter les limites naturelles. […] Le communisme de décroissance transforme nos sociétés en sociétés qui attachent de l’importance à ces industries » C’est typiquement le cas des services à la personne et du soin.

Ralentir l’économie pour mieux vivre

Kōhei Saitō estime que ce communisme de décroissance est en mesure de sauver le monde face aux défis du changement climatique et aux « ruptures du métabolisme matériel », autrement dit les dégâts écologiques. Car il permet de ralentir l’économie qui se recentre sur les valeurs d’usage essentielles et sur le bien-être réel des populations, tout en réduisant l’externalisation des coûts humains et environnementaux vers le Sud global. L’eau, les terres nourricières, l’énergie, le soin, l’éducation populaire, la recherche… doivent revenir dans les communs, seule vraie richesse des peuples. « Les communs font référence à une richesse qui devrait être partagée et gérée socialement. » Tout le contraire du capitalisme qui impose l’individualisation, la compétition et la division pour mieux régner et ponctionner les richesses collectives. Le monde capitaliste de l’Occident a enflé démesurément en externalisant ses coûts, en consommant littéralement le Sud global. Tel un système thermodynamique, il a aujourd’hui épuisé la quasi-totalité de ce qui lui sert d’énergie, les ressources naturelles et humaines. Le mur des pénuries et des catastrophes naturelles est désormais sous nos yeux. Il est donc vital et urgent de mettre en place une alternative qui est le communisme de décroissance.

La grandeur, l’intelligence et la sagesse du « vieux » Marx, dans la dernière partie de sa vie, a été d’éviter de croire le cadre du Capital indépassable ; de se laisser enfermer dans la case d’un socialisme alibi du capitalisme ; de n’avoir pas cessé de questionner sa théorie. En approfondissant ses recherches sur le monde naturel et sur les cultures du Sud, en dépassant les frontières de l’eurocentrisme, il a donné naissance à un communisme moderne, un outil incomparable pour contrer le capitalisme et ses ravages, désormais mondialement visibles, telles des plaies purulentes.

La droite bourgeoise et capitaliste va détester ce livre. Mais tous les militants de gauche doivent faire de ce livre, un livre de chevet et revisiter leur connaissance du marxisme. « Le marxisme conventionnel en est arrivé à faire naître des chimères », comme le techno-solutionnisme d’un Aaron Bastani et son Communisme de luxe, qui voit un monde post-capitaliste d’hyper-abondance composé d’aliments de synthèse, de métaux rares récoltés sur les astéroïdes et d’exploits génétiques.13

Le livre de Kōhei Saitō, succès international déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires, peut être le manuel fondateur d’une nouvelle gauche, libertaire, écologiste, de proximité, solidaire avec le Sud global, un écosocialisme qui rompt radicalement avec le capitalisme antidémocratique. Et de citer, en forme d’avertissement, le livre d’Alberto Garzón, ancien porte parole du mouvement des Indignés, député espagnol, Les limites de la croissance : écosocialisme ou barbarie,14 une équation très présente aussi dans la pensée d’André Gorz. C’est le choix qui se pose à nous tous.

1. https://www.youtube.com/watch?v=dvgUrDOgESI.

2. Le Canard enchaîné du 23 octobre, p. 4. https://www.lecanardenchaine.fr/.

3. Synthétisé en 1878, le paracétamol est sur le marché français depuis les années 1950 et sous la marque Doliprane depuis 1964.

4. Kōhei Saitō, Moins, La décroissance est une philosophie, éd. du Seuil. L’auteur est docteur en philosophie de l’université Humbolt de Berlin et professeur associé à l’université de Tokyo. Il participe au projet d’édition des œuvres complètes de Marx et Engels (MEGA).

5. https://www.radiofrance.fr/franceinter/au-niger-les-centrales-francaises-ont-laisse-20-millions-de-tonnes-de-dechets-radioactifs-a-l-air-libre-2593286.

6. https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/03/11/les-liens-persistants-de-la-filiere-nucleaire-francaise-avec-le-geant-russe-rosatom_6165046_3234.html (payant).

7. Kōhei Saitō, Moins, La décroissance est une philosophie, p. 265.

8. Ibid., p 268.

9. David Graeber, Bullshit jobs, éd. Les liens qui libèrent (2018).

10. Moins, La décroissance est une philosophie, ibid., p 272.

11. Ibid., p 274.

12. Ibid., p 277.

13. Aaron Bastani, Communisme de luxe, Un monde d’abondance grâce aux nouvelles technologies, éd Diateino.

14. https://monthlyreview.org/2022/07/01/the-limits-to-growth-ecosocialism-or-barbarism/ (en anglais).

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