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Billet de blog 5 décembre 2023

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Science, conscience, courage : Michèle Rivasi (1953-2023)

Agrégée de biologie, Michèle Rivasi aurait pu poursuivre une carrière d'enseignante de haut niveau qui s'annonçait brillante. Elle aurait aussi tranquillement continué de profiter des joies que lui offraient sa propriété et la compagnie de ses chevaux, au milieu d'une belle nature méridionale vallonnée. Tchernobyl changea son destin…

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Science, conscience, courage : Michèle Rivasi (1953-2023)

Les crises majeures révèlent les visées originelles les plus fondamentales des organisations impliquées.Elles poussent des personnes singulières à émerger et à jouer un rôle politique ou social sans précédent. Tchernobyl en est un cas extrême, le cas d'école des cas d'école, dont l'histoire se souviendra, comme il en est de l'ensevelissement de Pompéi et Herculanum sous les cendres du Vésuve !

Faut-il le rappeler à ceux qui ont oublié le déroulement des événements ou qui n'étaient pas nés ? :

Dans notre pays, les agents de ce qu'un sociologue a récemment qualifié d'impérialisme atomique français avaient saturé les media de déclarations « anodinisant » l'événement et ses conséquences. Ainsi un François Cogné Directeur de l'IPSN1 (excroissance du CEA2 en 1986) expliquant doctement que seule une infime partie de la radioactivité du cœur du réacteur avait été rejetée dans l'environnement ; un Pierre Pellerin Chef du SCPRI3 (sous tutelle du Ministère de la Santé) affirmant sans ciller que les retombées sur notre pays étaient insignifiantes et qu'en conséquence aucune mesure de protection ne se justifiait ; ou un Alain Madelin, l'ajusteur, tourneur fraiseur Ministre de l'Industrie, des Postes et Télécommunications, appelant au calme avec l'aplomb qu'on peut attendre d'un incompétent notoire.

Tout cela s'accordait avec la stratégie de communication bricolée à la hâte par les autorités internationales les plus concernées :

- le 6 mai 1986, 10 jours après l'explosion, un groupe réuni par l'OMS4 en son siège européen de Copenhague comprenant, son président, le médecin argentin Daniel Beninson (en qualité de Président de la CIPR5), et son rapporteur, l'ingénieur suédois Bo Lindell (en qualité de Président de l'UNSCEAR6)et seize experts de moindre calibre, publia le jour même dans l'urgence (sic) un rapport recommandant en conclusion... de ne plus prendre aucune mesure de protection du public en dehors de la zone d'exclusion (où ne restait alors plus personne…), y compris de ne pas distribuer d'iode ;

- trois jours plus tard à Tchernobyl même, le Directeur de l'AIEA7, le docteur en droit suédois Hans Blix, déclarait qu'il n'y avait plus de danger sur le site et que les conséquences de l'accident seraient minimes « car il n'avait pas plu durant les heures critiques », ce qu'il savait être parfaitement faux.

La nouvelle, un coup de tonnerre indescriptible, avait mis Michèle Rivasi en état d'alerte. Et quand elle apprit incidemment que dans des pays voisins moins atomiques que le nôtre, en Italie, mais aussi en Allemagne et en Suisse, des mesures inédites avaient été prises, comme de garder le bétail à l'étable et le nourrir de fourrage sec, de ne pas consommer de légumes à feuilles et de garder les enfants à la maison, en bonne scientifique guidée par l'esprit de logique, elle inféra qu'en France tout le monde qui compte mentait, et mentait sciemment.

De Gaulle était parti à Londres alors que tout semblait perdu. Michèle créa la CRIIRAD8 contre les assurances formelles et unanimes des autorités que rien ne justifiait qu'on s'alarmât. Nous découvrîmes alors une meneuse d'hommes, une organisatrice innée, une femme dotée d'une force de conviction à la mesure de sa débordante énergie, et, surtout, chacun comprit qu'un nouveau personnage allait jouer un rôle inédit sur la scène française. La suite a été rapportée dans les multiples hommages déjà publiés. Ils remémorent les étapes de son parcours associatif, puis politique dans les cadres national et européen, de toute une vie au service de ses semblables, sans la moindre compromission, guidée par l'idéal de l'objectivité et l'exigence démocratique.

Michèle Rivasi a compté pour moi, notamment en trois occasions toute particulières. Je lui en sais un gré infini, tant ces expériences ont enrichi mes connaissances et m'ont aidé à approfondir ma perception des enjeux de nos luttes.

La première s'est présentée début avril 1988. J'étais quasi sur le départ pour Tchernobyl quand je l'ai rencontrée pour la première fois lors d'un débat public. Elle me demanda de lui rapporter des carottes de terre contaminée et des échantillons de végétaux particuliers, susceptibles de bien retenir les retombées radioactives. Comme je n'avais jamais fait de carottage, elle m'indiqua le matériel requis et la façon de procéder. L'idée était bonne : les carottes extraites à la sortie nord de Kyiv en lisière d'une forêt permirent d'évaluer le cocktail de radioéléments déposés sur la ville et on s'aperçut qu'un échantillon de mousse ramassé au pied d'un arbre au milieu de la place centrale de Borodianka, une petite ville située à 80 km au Sud-Sud-Ouest de Tchernobyl – où l'on avait construit un nouveau quartier d'isbas pour accueillir des évacués de la « zone d'exclusion » –, avait retenu plusieurs dizaines de « particules chaudes », c'est-à-dire des poussières de combustible nucléaire rejetées par l'explosion du réacteur ! De retour, j'appris qu'il n'avait pas été très prudent de saisir cette mousse à main nue… Les résultats des analyses détaillées effectuées par la CRIIRAD furent portés à la connaissance du grand public dans un long article de Science et Vie.

La seconde eut lieu 10 ans plus tard alors qu'elle était députée de la Drome. Elle avait obtenu de haute lutte la décision d'un rapport sur « les conséquences des installations de stockage des déchets nucléaires sur la santé publique et l'environnement » pour le compte de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, et eut la gentillesse de me convier à participer à son Comité de pilotage. Après la fin des nombreuses auditions, elle avait organisé la visite des trois grands sites de stockage de déchets radioactifs aux USA, Hanford, le WIPP et Yucca Mountain, et me proposa d'être du voyage. Un cadeau inestimable pour quelqu'un qui avait participé à des groupes de travail de niveau national et international sur cette question en 1974 et 1978.

Enfin, à l'automne 2009, députée au Parlement européen, elle m'associa marginalement à une démarche auprès de la Commission en vue d'obtenir, entre autres projets, au moins un financement pour réhabiliter un district gravement contaminé, celui d'Ivankiv, situé entre Kyiv et Tchernobyl. Ce ne fut pas facile et la décision, positive, ne tomba que courant 2013… ce qui donne à apprécier la ténacité dont elle a fait preuve dans l'accomplissement de ses mandats, jusqu'à y perdre la vie.

Michèle n'était pas une femme de pouvoir. Toute sa vie publique, elle lutta pour accroître la maîtrise sociale du développement et le contrôle démocratique des pouvoirs économiques, administratifs et technocratiques. Elle n'avait certainement pas choisi d'étudier la biologie par hasard, mais parce que la défense de la santé et de la bonne vie la motivait par dessus tout. Une vie bien remplie au service du bien commun.

Pour qu'elle repose en paix, nous devons continuer dans la même voie, suivant son exemple… sans elle.

1 Institut de Protection et Sûreté Nucléaire, remplacé par IRSN ;

2 Commissariat à l'Énergie Atomique, créé par De Gaulle en octobre 1945 sous un statut dérogatoire hors du contrôle parlementaire ;

3 Service Central de Protection contre les Radiations Ionisantes, remplacé par l'OPRI puis intégré à l'IRSN ;

4 Organisation Mondiale de la Santé, créée en 1948, unanimement favorable à l'entrée dans l'Âge atomique ;

5 Commission Internationale de Protection Radiologique, fondée en 1928, puis refondée en 1950, favorable à l'entrée dans l'Âge atomique, affiliée à l'OMS en 1956 ;

6 United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation, créé au sein de l'ONU en 1955 pour servir l'AIEA ;

7 Agence Internationale pour l'Energie Atomique, créée en 1957 par et dans l'ONU pour la promotion et la diffusion de l'énergie atomique.

8 Commission de Recherche et d'Information Indépendante sur la Radioactivité, fondée en 1986 ;

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