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Billet de blog 1 novembre 2019

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Le renouveau de l'idée communiste selon Lucien Sève

Dans un contexte où l'échec de l'expérience soviétique a invalidé le communisme dans l'opinion publique, Lucien Sève, fidèle a ses convictions, entend en renouveler la pertinence et l'exigence dans un livre remarquable, "Le communisme"? Il le fait en philosophe, mais aussi en historien et il nous invite à une nouvelle "visée communiste" face à la crise écologique et anthropologique actuelle.

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                                                Le renouveau de l’idée communiste 

 Lucien Sève est un philosophe important à la fois par la qualité et la quantité de sa réflexion inspirée de Marx, mais qui a le malheur (si l’on peut dire), du fait de son engagement communiste (il a été membre du PCF pendant 60 ans), d’être, il faut le dire et le dénoncer, censuré par la plupart des médias… hormis pour son premier livre important, Marxisme et théorie de la personnalité (1969) qui marquera son itinéraire intellectuel et qui avait été salué magnifiquement par le philosophe chrétien Jean Lacroix, quand il tenait la rubrique philosophique du Monde avec une honnêteté remarquable. Depuis, rien dans les médias dominants qui parlent pourtant souvent de penseurs bien inférieurs à lui, mais accordés à l’idéologie ambiante et contribuant à l’élaborer. Situation, soit dit en passant, qu’il n’est pas  seul à connaître dans le champ de la pensée marxiste ou matérialiste…

C’est pourquoi il me semble important de parler de son dernier livre (qui sera suivi d’un deuxième tome), pour deux raisons : il prend place dans une tétralogie présentée dans une introduction (si l’on peut dire) intitulée  Penser avec Marx aujourd’hui. Marx et nous, suivie de « L’Homme ?, ensuite de « La Philosophie » ? et enfin de « Le communisme » ? (t.1) donc. Indiquons que ces livres font plus de 600 pages à chaque fois et que leur simple liste, étalée sur près de 20 ans, est impressionnante, surtout si l’on a en vue, quand on les a lus, leur qualité de fond et de forme. Et l’on aura remarqué les points d’interrogation qui suivent chaque titre : ils signalent  fortement que sa réflexion, contrairement à ce que ses adversaires peuvent croire et font croire, que Sève, malgré ses vives convictions (ce n’est pas un sophiste ni un sceptique), n’est pas dogmatique : il interroge des sujets majeurs pour la philosophie contemporaine et s’interroge à leur propos, quitte à faire bouger certaines de ses analyses antérieures ; et en plus, ses références sont multiples : il est capable, quand il parle de l’homme, de s’affronter à Nietzsche, Freud et Heidegger !

Il est difficile de résumer ce livre sur le communisme, qui vient à peine de sortir, pour une raison de fond : son intérêt, et cela explique sa taille, réside précisément dans la profusion d’analyses de détail sur ce qu’a été le communisme de Marx et d’Engels au 19ème siècle ; puis sur ce qu’il est devenu dans « le court 20ème siècle » comme il le nomme. Et cette profusion se joue sur deux plans, qu’il tient fondamentalement à mêler ou associer : l’histoire empirique, avec tous les  connaissances à maîtriser pour bien en rendre compte et, tout autant, l’appel aux concepts, théoriques ou philosophiques. Et j’ai bien apprécié qu’il exige cet appel  de la part des historiens eux-mêmes : car ceux-ci sont trop souvent dans l’évocation et la description des faits, oubliant que leurs enchaînements, leurs articulations et donc leur causalité, par exemple, exige des procédures explicatives de nature conceptuelle ; de même, la simple nomination de certains événements est elle-même d’ordre conceptuel: évolution  substantielle de la société comme Mai 68, révolution, la différence, elle aussi, est conceptuelle et c’est à ce prix que l’histoire peut atteindre un certain niveau de scientificité – ce qui caractérise précisément l’approche socio-historique de Marx et étant entendu que le dernier mot revient à l’histoire et non à la philosophie !

Reste que  la préoccupation essentielle du livre (et l’avant-propos en parle très clairement) est de comprendre ce qu’il en est du communisme lui-même à la fois chez celui qui en a forgé le plus précisément le concept (ou la notion, si l’on veut), dans une atmosphère historique et politique bouillonnante où il en était déjà question, plus ou moins confusément : projet, idéal ou autre chose ? Le premier terme lui paraît trop coupé des réalités concrètes à partir desquelles seulement on peut le penser, à savoir le mouvement pratique de l’histoire avec tous ses déterminismes articulés à l’économie sur lesquels on doit s’appuyer pour envisager l’avenir. C’est le cas aussi de la notion d’idéal (sur laquelle il revient dans l’ouvrage), à savoir que selon lui et s’appuyant sur une affirmation célèbre de Marx selon laquelle le communisme n’est que « le mouvement réel qui abolit l’état actuel » (dans L’Idéologie allemande), il en dénonce l’aspect utopique et moralisant (selon lui : on peut ne pas être d’accord) pour la récuser. Reste alors, dans sa perspective, l’idée du communisme comme visée : celle-ci maintiendrait l’idée d’un objectif à poursuivre, mais sans planification préalable du futur car tenant compte des contingences ou circonstances non prévisibles de l’histoire, qui en conditionnent l’avenir.

Mais il convient aussi de savoir ce qu’il en est de ces circonstances qui ont fait échouer le dit « communisme » en URSS et dans ses satellites, et qui en ont invalidé le modèle dans l’opinion publique. Ici Lucien Sève est clair, doublement, et je l’approuve entièrement. D’une part, de fait, ce n’était pas du communisme du tout : le stalinisme était à l’opposé de ce que Marx entendait et voulait sous ce terme, spécialement sous l’angle de la démocratie, malgré l’expression  « dictature du prolétariat », mal comprise[1], sous l’angle des droits humains, de la liberté d’expression, du refus de la criminalité de masse, du développement personnel de l’individu aussi, point auquel Sève attache beaucoup d’attention – ce qui interdit d’y voir, donc, une forme de communisme, mais seulement un « socialisme d’Etat » de type autoritaire et sanglant (malgré des conquêtes sociales incontestables) qui ont nom : stalinisme. C’est cela qui a échoué et pas autre chose, contrairement à ce que répètent à l’envi les anti-communistes de toujours pour en détourner le peuple. Mais d’autre part, il s’agit bien d’expliquer cet échec et, plus profondément, celui de l’expérience révolutionnaire engagée par Lénine. Or c’est ici que l’auteur avance une idée que je trouve plutôt neuve chez lui, très importante théoriquement sur le fond et que j’ai défendue depuis longtemps : le passage à un mode de production communiste, totalement inédit, mettant fin à la « préhistoire » de l’humanité et inaugurant enfin une véritable histoire humaine, maîtrisée et débarrassée des antagonismes de classe comme de l’exploitation liée à la propriété privée de l’économie, supposait pour lui (et c’est le théoricien matérialiste ici qui parle) des conditions objectives fournies par le capitalisme développé : économiques avec un fort développement des forces productives industrielles, un ensemble social, largement majoritaire, de salariés exploités et liés, directement ou indirectement, au monde industriel et, du coup, une transformation de type démocratique, s’appuyant sur les acquis de la démocratie politique formelle. Or tout cela n’existait pas dans la Russie tsariste agricole, avec une classe ouvrière très minoritaire, l’ensemble étant soumis à un pouvoir tyrannique, Cela vouait donc l’expérience de Lénine à l’échec. C’est là le point décisif, si l’on ne veut pas se raconter d’histoires, c'est-à-dire ne rien comprendre à l’histoire tout court[2]. Et c’est bien pourquoi, comme l’indique un passage célèbre de L’Idéologie allemande que l’auteur aime à rappeler, le communisme n’est pas une société  qui serait « à créer », en quelque sorte de toutes pièces : il a des présupposés objectifs sans lesquels il n’est pas historiquement possible : il relève alors d’un volontarisme utopique, avec tous les dangers que recèle l’utopie, qui se sont malheureusement avérés[3] . Mais Sève va encore plus loin. Il rappelle (ce qui a été souvent ignoré) qu’à la fin de sa vie, en 1881, Marx avait entretenu une correspondance avec une révolutionnaire russe, Vera Zassoulitch, qui prétendait que, sur la base de la propriété communale russe, de type collectif, la Russie pourrait passer plus vite au socialisme qu’un pays européen. Marx, avec son ouverture habituelle mais aussi sa rigueur, avait répondu qu’il n’excluait pas qu’une révolution puisse s’y déclencher, mais il ajouta aussitôt (propos repris par Engels plus tard) qu’elle ne pourrait réussir qu’avec l’aide d’une révolution en Occident qui lui apporterait ses « acquêts » (ou « acquis ») économiques – laquelle n’eut pas lieu puisqu’elle fut écrasée dans le sang en Allemagne. Voilà l’explication ultime de l’échec qui s’ensuivit, dont je passe les détails en séparant bien Lénine de Staline, et c’est l’immense intérêt de ce livre que de nous l’apporter.

Faut-il pour autant éliminer la notion d’« idéal » dans la visée du communisme, comme le fait Marx dans le même passage de L’Idéologie allemande déjà cité et comme semble le faire, mais parfois seulement, Lucien Sève ? Je laisse le lecteur en décider  parce que cela touche à la morale en politique. Car un idéal peut ne pas se contenter d’être une exigence abstraite et utopique, il peut aussi avoir un teneur morale et donc un sens moral incontestable, ce que la réflexion profonde sur la dimension humaine du communisme à venir, que comporte une partie du livre, révèle, fût-ce à l’insu de l’auteur – dimension qu’il développera sans doute dans le tome 2 final[4].

On peut alors, pour finir cette brève synthèse, se pencher sur l’approche que Sève a de cet avenir et de sa nécessité. Problème de vocabulaire, d’abord : le terme de « socialisme » est très peu présent chez Marx – Sève a raison sur ce point –, qui lui préfère quasi exclusivement celui de « communisme », suivi par l’auteur de ce livre. De ce point de vue, la social-démocratie est bien pour le socialisme et non pour le communisme et l’URSS, avec tous ses défauts (et ses quelques qualités, tout de même, je l’ai indiqué) était un Etat socialiste autoritaire, et non une société communiste. Mais surtout, ce qui est passionnant chez notre philosophe engagé, c’est bien son option radicale en faveur du communisme, surtout à l’heure actuelle, même si sa réalisation supposera des étapes inévitables, mais la visée communiste restant là, animant l’ensemble du mouvement de dépassement du capitalisme. Pourquoi alors  une pareille option qui n’est pas toujours présente chez ceux qui se disent « radicaux », « révolutionnaires » ou même « communistes », en mots? Précisément, c’est « l’heure actuelle » qui nous l’impose selon lui car nous sommes dans une situation qui non seulement le rend objectivement possible (conformément aux prédictions de Marx) mais subjectivement nécessaire ou exigible à l’échelle mondiale[5]. A la fois le capitalisme est parvenu à un point limite si on le considère d’un point de vue économique (la crise de 2008 risque fortement de se reproduire selon les spécialistes), mais nous sommes en présence selon lui, d’un double crise générale : écologique avec les dégâts que le productivisme, centré sur la recherche du seul profit financier, provoque sur la nature et donc sur l’homme puisque celui-ci en fait partie, au point que l’avenir de l’espèce humaine est en jeu – tout le monde l’admet mais on veut pas en tirer des conséquences pratiques ; mais crise anthropologique aussi au sens où, par exemple, la production capitaliste, qui s’étend partout, abîme les hommes[6], empêche leur « libre développement personnel » : ne pas réagir face à cette situation globale, où l’humain est enjeu, ce serait, est-il dit justement et gravement, faire preuve d’une « pusillanimité ici mortelle ». Au contraire, la « visée communiste » entend assurer ce « développement personnel » à tous, sur la base même des exigences que Marx, et lui seul, a formulées pour lui, qui l’éloignent de tout productivisme : elle veut supprimer les multiples formes de l’aliénation contemporaine : économique, sociale et politique, mais aussi celle qui affecte les hommes dans l’actualisation de leurs plus gratifiantes potentialités de vie[7]. Cela avait déjà été  mis en avant  dans son livre, écrit avec son fils Jean, historien, Capitalexit ou catastrophe (La Dispute) mais, manifestement, c’est le prochain tome qui nous en parlera plus à fond. On l’attend avec impatience !

                                                          Yvon Quiniou 

Penser avec Marx aujourd’hui, t. IV, « Le communisme » ?, La Dispute.

[1] Celle-ci ne peut prendre que la forme de « la République démocratique » disait Engels à la fin de sa vie. Et dans le Manifeste la révolution y est présentée comme le « mouvement de l’immense majorité » et pas seulement « dans son intérêt » – ce qui est une définition de la démocratie! 

[2] On peut transposer par rapport à la révolution chinoise.

[3] Sève critique Furet dans Le passé d’une illusion. Mais il oublie que celui-ci avait justement défini la révolution bolchevique comme « une déviation subjectiviste du marxisme ». Dont acte !

[4] Je rappelle que le très bon film Le jeune Karl Marx présentait un Marx hostile aux discours moraux et impuissants, selon lui, des partisans de le Ligue des justes. Et c’est sur cette base qui impose que l’on se réfère aux intérêts matériels des hommes, qu’il l’emporta et qu’ensuite, avec Engels, il rédigea  le Manifeste. Mais je le dis tout de suite : ce n’est là qu’un aspect du rapport de Marx à la morale. Voir mon livre L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan). Mais Sève est, semble-t-il, d’accord avec moi, même si dans ce livre il n’en parle que brièvement, par allusions, et sans le faire sur un plan conceptuel..

[5] Discuter de ces deux termes serait déjà entamer un débat de fond sur la morale (distinguée de l’éthique) en politique et de la signification morale du communisme.

[6] Pensons tout simplement à la pauvreté, au chômage, à la souffrance au travail, aux suicides qui s’ensuivent et dont le nombre augmente de façon effarante!

[7] Ce concept (ou cette catégorie) anthropologique d’aliénation est essentielle pour donner du sens à la critique du capitalisme et pour penser le communisme comme une émancipation universelle. Par où l’on touche à nouveau à la morale qui exige le respect des êtres humains. C’était déjà la proposition impérative des Manuscrits de 1844, trop méconnus à mon avis. 

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