Mila ou le droit au blasphème
« L’affaire Mila » secoue les esprits à juste titre, mais pas tous malheureusement ou pas d’une manière souhaitable. Je rappelle seulement qu’elle a été insultée (à cause de son identité sexuelle ?) et menacée de violence par un élève musulman dans son lycée, et qu’elle lui a répondu en critiquant violemment la religion musulmane dans des termes qui ne me choquent pas sur le fond, car j’adhère à leur signification. Conséquence : ses propos comme leur médiatisation lui ont valu des injures inadmissibles et des menaces de viol et même de mort, par exemple, tout aussi inadmissibles et qui relèveraient d’une condamnation juridique pour appel public à la violence sur une personne. Autre conséquence : elle a été exclue temporairement (?) de son lycée et elle ne peut plus y retourner pour le moment sous prétexte qu’elle y menacerait la paix scolaire… alors que son agresseur, verbal au moins, et ceux qui se sont déchaînés ensuite n’ont subi aucune sanction. Enfin, il faut remarquer ce qu’ont été les réactions publiques et d’où elles viennent ou ne viennent pas. La droite, malheureusement pour la gauche, a eu le monopole de l’indignation justifiée devant ce qui est arrivé à Mila, mais on peut soupçonner qu’elle est mue par un rejet sous-jacent de type raciste des musulmans et qu’elle en profite pour l’exprimer tout en le déguisant. Au centre-droit, et curieusement ou scandaleusement, notre ministre de la justice, Nicole Belloubet, a carrément osé affirmer que la critique des religions était « une atteinte à la liberté », quitte à « rétropédaler ensuite » comme l’a observé le journal Le Monde dans une bonne chronique d’un des ses journalistes. Quant à la gauche officielle, politique ou médiatique, elle est étrangement absente : c’est spécialement vrai d’une partie des journaux de gauche, des partis quels qu’ils soient, d’une prudence extrême sur ce terrain à l’approche des municipales ou par conviction et, enfin, des organisations censées défendre la laïcité comme la Ligue des droits de l’homme ou autres.
C’est alors l’occasion de réfléchir une fois pour toutes et d’une manière sérieuse ou approfondie (dans les limites d’un billet) sur un principe essentiel de notre démocratie laïque, qui devrait être universel et qui date de la Révolution française : le droit au blasphème. A travers lui, c’est un principe plus large qui est en jeu, à savoir le rapport que nous devons avoir vis-à-vis des religions. Or nous avons en premier, pour l’examiner et l’énoncer, la réflexion des grands philosophes des Lumières qui mettaient au centre de la pensée humaine la raison, à commencer par Spinoza dans son Traité théologico-politique (à lire dans La Pléiade, par exemple). Adepte de la liberté de pensée rationnelle, il dénonce dans ce livre l’univers de superstition dans laquelle baigne la religion, dont la chrétienne bien entendu, donc son irrationalisme foncier, lié au fonctionnement de l’imagination, qui empêche ses adeptes d’être libres. Au point qu’il est capable de dire, associant la religion à la tyrannie politique qui s’appuie sur elle : « Les hommes (= les croyants – Y. Q.) combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ». Autre exemple : le grand Kant, dans la Critique de la religion dans les limites de la simple raison. Il décide d’examiner la Bible sans a priori, à l’aide la simple raison, ainsi que les pratiques cultuelles qui en découlent dans la religion de son temps. S’agissant du texte biblique, il en dénonce par exemple l’invitation qu’aurait faite Dieu à Abraham de tuer son fils pour attester de sa foi en lui, à laquelle beaucoup de chrétiens ont cru (même si elle n’a pas été suivie d’effet) puisque Dieu, tel qu’une raison peut le concevoir, ne saurait commander un meurtre et, a fortiori, un infanticide. De même, et s’agissant du culte, il en dénonce de nombreux articles de foi, comme celui qui voudrait, selon l’Eglise, que le mérite individuel soit jugé par Dieu à l’aune de l’importance de la pratique cultuelle et non à celle de la moralité du comportement ! Cela lui valut d’être condamné par l’Etat prussien, son livre censuré dans sa troisième partie, la plus irréligieuse, et menacé d’interdiction d’enseignement et de publication s’il se remettait à parler de religion ! Or c’est bien lui qui aura clamé haut et fort le principe normatif des Lumières : « Ose savoir ! » ou « Ose penser par toi-même !’ (Sapere aude), sous-entendu ; contre les préjugés religieux. Enfin, il y a Rousseau, le mal connu dans ce domaine parce qu’il était croyant, en l’occurrence déiste : à la fin de son Contrat social il accuse les chrétiens de préférer Dieu aux hommes (dernier chapitre). Je n’insiste pas davantage, mais j’indique tout de même que les grands penseurs du 19ème siècle et du 20ème siècle – disons Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud (celui-ci dans L’Avenir d’une illusion) – ont tous, sous des formes diverses, considéré la religion, fût-ce avec des approches différents, comme un immense facteur d’aliénation : à la fois exprimant une aliénation humaine ou sociale et l’entretenant activement. Ce qui justifie et même impose leur critique.
Alors qu’en déduire par rapport à notre sujet ? Est-ce blasphémer et ne pas avoir le droit de le faire que de critiquer les religions, dans leurs croyances, leur éthique de vie et leurs pratiques effectives ? Il faut répondre radicalement : non, et réclamer le droit, reconnu officiellement par l’Etat, de critiquer les religions et « le mal qu’elles ont fait et font à l’humanité » (la formule est de B. Russell). Et si ses partisans veulent répondre à ces accusations, fût-ce par des critiques virulentes de l’incroyance ou de l’athéisme, ils en ont parfaitement le droit eux aussi. Par contre, et de même que la critique des religions s’interdit toute répression de celles-ci dès lors qu’elles respectent les lois du vivre-ensemble (ce qui n’est pas toujours le cas : voir l’islam, avec l’islamisme meurtrier et haineux, je m’excuse de le dire à ceux qui se font aveugles), le rejet de l’irréligion ne saurait prendre la forme d’une quelconque interdiction ou répression de l’athéisme et des athées. C’est ici que l’on rencontre une difficulté qu’il ne faut pas esquiver et qui est délicate à résoudre : la critique des religions doit s’accompagner du respect des croyants, de leur personne, du droit, donc, qu’ils ont d’assumer, y compris publiquement, leur identité religieuse, même si on la désapprouve. Reste que la distinction est parfois difficile à faire entre le croyant et sa (ses) croyance(s) : l’affirmation de Spinoza, citée plus haut, vise bien les croyants en tant qu’hommes aliénés par leur croyances ; même chose pour la critique du culte chez Kant ou celle des chrétiens selon Rousseau. Faudrait-il interdire ce genre de propos ou de jugement, qui n’étaient que des propos ou des jugements ? Autant faire l’apologie de la censure quand la raison parle !
C’est pourquoi il faut distinguer entre une critique de droit et une critique ou un rejet de fait. La première, comme son nom l’indique, repose sur des valeurs issues de la raison et elle est émancipatrice aussi bien qu’impérative, sauf à oublier délibérément la morale universelle dont le contenu doit s’affiner de plus en plus au contacte du réel. C’est le cas de la critique des religions et donc du droit au blasphème, fût-il considéré comme excessif dans son vocabulaire. La seconde ou le rejet de fait est interdite et doit être remplacée par la tolérance, dont j’ai parlé ici même dans un précédent billet : tolérer ce n’est pas apprécier et respecter en droit ou moralement, c’est accepter de fait ce qu’on désapprouve par devers soi. Et le seul respect que cela implique, c’est le respect du droit de l’autre à être comme il est ou se comporte, même si l’on n’est pas du tout d’accord. Un formule résume ce point de vue : condamnable (moralement ou éthiquement), mais pas punissable. C’est le cas, clairement selon moi, du rapport des religions au corps et à la sexualité : je le condamne fermement, y voyant une forme de non-respect de l’être humain dans la totalité de son être, mais je dois tolérer que certains y adhèrent et le mettent en pratique au sein de leur vie de croyants.
On aura compris que ce qui est arrivé à Mila n’est pas anecdotique : défendre le et son droit au blasphème, c’est défendre la cause de la raison et de sa liberté face à l’irrationalisme mortifère.
Yvon Quiniou