Macron, Le Pen et la morale
Une fois de plus Macron vient de nous décevoir, passant de sa jambe gauche (s’il lui en restait une) à sa jambe droite, décidément très forte. Il vient de s’en prendre à E. Borne critiquant vivement le Rassemblement national de Marine. Le Pen en évoquant le passé pétainiste et fascisant de ce courant politique. Or au lieu d’y voir une critique et un rappel courageux, il lui reproche publiquement de recourir à des « arguments historiques et moraux » pour tenter d’affaiblir un mouvement dont la montée, sur fond d’une crise sociale qu’il a lui-même créée, est inquiétante… surtout quand on voit le nationalisme politique s’affirmer dangereusement dans divers pays d’Europe.
Laissons de côte l’histoire pour pointer avant tout l’argument dénoncé de la morale. Ce refus d’y recourir est malheureusement le trait fort de ce Président (pourtant ancien ami de Ricœur, chrétien socialiste) qui refuse radicalement d’investir la morale dans la politique et qui, comme aurait dit Rousseau, « n’entend rien, dès lors, ni à l’une ni à l’autre ». Or ce point n’est pas anodin ni marginal chez lui, non seulement quand on analyse sa politique de fait, mais quand on a lu et commenté, comme je l’ai fait, son livre-programme Révolution (qui devrait s’appeler Contre-Révolution) et donc compris sa conception de la politique. Celle-ci est d’essence libérale, reposant, pour faire vite, sur la libre concurrence des individus, censés être égaux au départ, sans que les classes sociales et leur influence inégalitaire soient une seule fois mentionnées. Je n’en dis pas plus, mais dès lors cet individualisme théorique se traduit aussitôt en un individualisme pratique qui se manifeste de la manière suivante : dans la stricte optique du libéralisme américain, il défend un Etat plus ou moins minimal qui organise les conditions de l’économie fondée sur la croissance et le productivisme, sans qu’un mot soit dit sur le rôle qu’il devrait avoir pour instaurer la justice sociale (la notion est absente dans son livre), c’est-à-dire répartir autrement les richesses en faveur du peuple et instaurer, préserver ou améliorer les services publics ( Santé, Ecole, Transports, etc.) utiles à ce même peuple. C’est bien pourquoi un philosophe de gauche comme Etienne Balibar a pu, dans une interview récente, nier qu’il soit un démocrate pour en faire seulement un technocrate, n’appréhendant la politique que sous l’angle de l’efficacité technique, sans se soucier de ses effets humains, en l’occurrence inhumains.
Or c’est bien là que nous retrouvons son indigne condamnation du propos de Borne. Car la politique de cette extrême-droite fait fi de la morale en politique, ne s’en prenant en rien à la répartition des richesses, aux inégalités de classe, à la propriété privée des moyens de production et du capitalisme exploiteur qu’elle instaure – sans compter son refus rageur, sinon raciste, de l’immigration. Et cela dans un but tactique rigoureusement populiste : flatter un peuple désemparé et perdu idéologiquement qui croit pouvoir bénéficier d’une union nationale, quasi ethnique, sans principes moraux. Or Macron, justement, veut lui-même flatter ce peuple dans son indifférence morale entretenue et en tachant de se le concilier sur le terrain même, politique, de l’extrême-droite.
J’ai laissé de côté les références historiques insupportables de cette extrême-droite, trop évidentes, malgré ses efforts pour les faire oublier. Non, c’est bien sur le terrain des normes morales qu’il faut la récuser, y compris en rappelant de ce point de vue ses références et son passé pétainiste : un parti est aussi le fruit d’une histoire, et l’histoire n’est pas seulement une suite de faits objectifs éclairés à la lumière de la seule économie. Elle est aussi faite d’intérêtshumains sacrifiés, d’inégalités, de conflits, de guerres nationalistes ou racistes, et c’est en tant que « clercs » défendant explicitement des valeurs « de justice et de raison », comme le préconisait courageusement Julien Benda il y a un siècle (voir sa Trahison des clercs), qu’il nous faut réagir. En ce sens Macron n’a rien d’un « clerc » : il est seulement le membre d’une « cléricature » politique amorale, obsédée par le pouvoir, ses prestiges et ses avantages !
Yvon Quiniou