« Se sacrifier pour des idées »
Cette formule connue et qui n’a pas de nom d’auteur, me permet de développer un commentaire personnel sur notre époque politique actuelle. La formule signifie que l’on peut sacrifier son intérêt personnel au nom de convictions fortes que l’on a et qui, en particulier, engagent un intérêt général. Or elle n’a, pour l’essentiel, aucun sens concret aujourd’hui, elle ne concerne que très peu de personnalités ou de militants.
Elle a eu du sens autrefois. Nombre de grands penseurs ont sacrifié une carrière, à la fois flatteuse et lucrative, qui s’offrait à eux dans l’instance universitaire, au nom de ce qu’ils pensaient être une pensée, la leur, à la fois vraie et au service d’un idéal humain collectif, qui dépassait leur personne. Ce fut le cas de Feuerbach, militant de l’émancipation humaine par-delà l’aliénation religieuse (voir L’essence du christianisme), qui, occupant pourtant un poste à l’Université, dut y renoncer du fait de ses écrits irréligieux en contradiction avec les normes de l’époque. Ce fut bien entendu le cas aussi de Marx, brillant étudiant et brillant docteur en philosophie : s’apercevant que son ami Bruno Bauer avait été refusé à l’Université à cause de ses opinions irréligieuses (à nouveau), il préféra renoncer à un poste pour lequel ses compétences le destinaient pleinement mais qui lui aurait été interdit en raison de ses conviction matérialistes. On pourrait ajouter, à l’autre bord de l’échiquier idéologique, Nietzsche : promis, lui aussi, à un avenir universitaire de philologue, sa thèse, totalement hétérodoxe, lui valu d’être marginalisé et de poursuivre une carrière médiocre… ce qui ne l’empêcha, pas au contraire, de devenir un grand penseur. On pourrait citer de nombreux autres cas, spécialement dans le champ du marxisme contemporain, comme celui de Lucien Sève, qui avait toute sa place à l’Université… mais ne l’eut pas. Pour ne citer que mon cas (quitte à encourir le reproche de suffisance !), il m’est arrivé sous la droite d’être inspecté cinq fois en huit ans par des inspecteurs généraux (de 1973 à 1981), parce que j’avais la réputation d’être un professeur marxiste de philosophie dans un département de droite, avant que, sous la gauche (justice immanente ?), on me nomme en classes préparatoires. On retiendra ce qui a précédé, mais surtout ce qui a suivi : ma non-nomination à l’Université également, pour cause d’engagement matérialiste dans ma thèse sur Nietzsche ou l’impossible immoralisme et d’« absence de recul critique vis-à-vis de Marx » (je cite un rapport sur moi). Mais passons sur ce détail personnel, que je présente seulement parce qu’il est significatif : je n’entendais pas sacrifier mes idées à la carrière supposée qui s’offrait à moi ! Et que dire, bien entendu, d’un Althusser, dirigeant pourtant les études de philosophie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, qui n’a jamais eu le titre qu’il méritait (maître de conférences) au motif de son engagement philosophique marxiste et de l’audience que son œuvre avait sur cette base, qui la rendait politiquement sulfureuse ?
En politique, au sens strict cette fois-ci, on retrouve, hélas, le même problème, avec des effets dramatiques bien plus graves – lesquels me font presque honte d’avoir cité mon cas individuel. Il y eut des exceptions, bien entendu : le général De Gaulle, dont je n’ai jamais été un partisan, avait une stature politique et des convictions telles que, après avoir dirigé la France à la sortie de la 2ème guerre mondiale, il effectua une traversée du désert, comme on dit, au nom de ses convictions politiques qui l’opposaient à la « gauche » au pouvoir dans les années 1950, avant de revenir à ce même pouvoir, mais sur la base de ses convictions inchangées (pour l’essentiel). Sur l’autre bord de l’échiquier politique, personne n’oubliera l’engagement entier de Jaurès en faveur du socialisme et de la paix, qui lui valut d’être assassiné, et personne ne contestera que les dirigeants et les militants communistes, intellectuels compris ( je pense ici à Nizan, à son talent et à son courage), aient, tout au long du 20ème siècle, après le congrès de Tours, sacrifié les avantages d’une vie politiquement conformiste à un engagement généreux et désintéressé… même s’il y trouvaient aussi des gratifications, mais largement inférieures à celles qu’ils auraient eues s’ils avaient été de l’autre bord (Nizan eut aussi des difficultés dans l’enseignement secondaire vu ses idées !). D’ailleurs, certains n’ont pas résisté à la tentation de cet « autre bord » à l’approche de la victoire du nazisme, en renonçant, précisément, à leurs idées, socialistes en l’occurrence (voir Marcel Déat). Mais c’est bien de ce côté-là que l’on trouvera des exemples de désintéressement véritable, alimenté par des convictions authentiques.
Dans l’ordre de ces revirements politiques au nom de la carrière individuelle, on se souviendra de tous les « gauchistes » de mai 68 qui, au nom soit disant d’une critique du totalitarisme « communiste » – à savoir soviétique – n’ont eu de cesse de dénoncer le communisme en lui-même au nom d’un idéal libertaire décrété supérieur et qui, ensuite, après avoir d’ailleurs soutenu sans cohérence aucune l’aventurisme meurtrier de Mao, ont viré de bord : ils ont soutenu sans réserve l’économie capitaliste dont il voulaient la disparition avant et ils sont passés « du col Mao au Rotary », avec toutes les récompenses, spécialement médiatiques, mais pas seulement, que cela leur a valu. Ce fut le cas, entre autres, de Glucksmann ou de BHL, qui ont ainsi sacrifié leur idées de jeunesse à l’air conformiste du temps et aux honneurs qui l’accompagnaient pour ceux qui s’y engouffraient.
Mais soyons honnête : ce processus a été clairement à l’œuvre chez nombre de socialistes européens (voir Tony Blair) dès la fin du 20ème siècle, à commencer chez les socialistes français depuis le tournant de la rigueur de 1983 en France. Tout le monde y revient ces temps-ci, quand on voit la défaite généralisée de la social-démocratie en Europe et son ralliement au libéralisme. On peut y voir une déperdition sincère, en quelque sorte, des convictions que l’on avait auparavant – auquel cas on n’aurait rien à dire : on a le droit de changer de conviction, après tout, et de ne plus croire aux idées généreuses auxquelles on adhérait auparavant. Mais je soupçonne, derrière cet abandon, bien autre chose, hélas. C’est le poids grandissant de l’intérêt individuel dans l’engagement politique. Je laisse de côté l’exemple de la droite actuelle, dont les candidats ne sont animés, à quelques variantes près, que par ce mobile humain dans une foire d’empoigne détestable, qui discrédite la politique en tant que telle. Ce qui est grave, c’est que du côté de la gauche dite « socialiste » on aura assisté au même renoncement idéologique et au même envahissement de la vie politique par l’ambition personnelle. Hollande en aura été l’exemple le plus terrible et le plus désespérant : élu sur une base de gauche proclamée, qui lui aura valu l’appui officiel et authentique de « la gauche de la gauche », il aura trahi son projet en espérant se maintenir au pouvoir, avec tous ses ors, grâce au soutien d’une partie de la droite. Et une large partie des élus du PS l’aura suivi sur cette base, qu’ils croyaient gagnante.
Bref, rares sont ceux qui, en politique, continuent de se battre pour des idées et qui préfèrent perdre leur élection plutôt que de perdre leur âme. Cela porte un autre nom, qui renvoie à la philosophie politique : l’abandon par la politique « réellement existante » de tout ambition morale désintéressée, celle que lui assignaient des philosophes comme Rousseau ou Kant et qui animait, quoi qu’il en ait dit, Karl Marx dans son projet communiste, lequel constituait, selon Ernst Bloch, ce que « l’on avait cherché longtemps en vain sous le nom de morale ». La morale a donc abandonné la politique, se repliant sur le champ de la vie individuelle (plus ou moins, d’ailleurs) et la politique a abandonné la morale, chez la plupart : on ne se bat plus pour des idées ouvertes sur l’Universel, mais pour soi, en faisant croire l’inverse, pour gagner. Et l’on oublie ensuite ce que l’on a promis, la main sur le cœur, à grands coups de discours qu’on prétendait mensongèrement « moraux » parce que centrés, apparemment, sur l’intérêt de tous. C’est ainsi que l’on nourrit le désengagement et le repli sur soi, voire la tentation d’un pouvoir fort qui échapperait à la loi du « tous pourris » ! Une certaine forme de mythologie fascisante en a tiré profit au siècle dernier.
Yvon Quiniou
PS : J’aurais pu citer bien d’autres exemples, dans un sens (l’authenticité) comme dans l’autre (la trahison). Mais ce n’est qu’un billet, dont on excusera l’éventuelle partialité: je n'entends pas renoncer à me idées, précisément... quitte à me faire critiquer !