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Billet de blog 5 janvier 2016

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Jean Birnbaum et le religieux

Jean Birnbaum vient de donner une étrange interview au Monde des religions dans lequel il présente un constat critique du rapport de la gauche à l'islam, qui est juste, tout en terminant par une apologie injustifiable de celui-ci. Version enrichie du texte.

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Jean Birnbaum vient de donner une étrange interview au Monde des religions (n° 75) qui résume, je suppose, les idées qu'il défend dans son livre à paraître incessamment, Un silence religieux. La gauche et le djihadisme, au Seuil. Je me contenterai donc d'analyser cette interview, quitte à nuancer mon jugement plus tard.

Etrange interview, dis-je, car il commence par un constat juste et termine par ce que je considère comme une dérive pro-religieuse, typique de l'intelligentsia française, qu'il paraît ignorer ou sous-estimer, et que je trouve personnellement grave quand il s'agit de se prononcer normativement sur l'islam et d'en apprécier les méfaits actuels. Le constat est simple et pertinent, et il constitue une critique: la gauche dans son ensemble a tendance selon lui à sous-estimer le facteur proprement religieux dans l'analyse des terribles évènements que nous avons connus depuis un an et qui risquent de continuer. Influencée par un marxisme sommaire, elle ne verrait dans toute religion qu'une illusion sans consistance, simple effet d'une aliénation socio-historique, et donc dans l'islam flambant (si j'ose dire) d'aujourd'hui le simple symptôme d'une réalité socio-historique désastreuse qu'il faudrait prioritairement traiter. S'ensuivrait à terme plus ou moins lointain, selon cette logique déterministe, la disparition envisageable de la religion islamique (avec ses excès)... comme de toute religion. Or ce constat critique est assez exact et j'y reconnais les insuffisances d'une certaine gauche, sinon du gauchisme, où j'ai des amis, qui ne veut pas affronter de face le problème posé par l'islam par peur politique d'effaroucher ses adeptes et d'attiser les tensions inter-culturelles, mais ausssi par une espèce d'attitude compassionnelle à l'égard de masses aliénées, exploitées et opprimées (ce qu'elles sont), à qui l'on pardonne du même coup leurs égarements religieux... d'autant plus que dans le passé on a contribué à leur oppression à travers le colonialisme.

Pourtant, à partir de cela, qui est vrai et que j'admets, Birnbaum en tire des conclusions radicalement opposées aux miennes et que je conteste fondamentalement parce qu'ells sont terriblement dangereuses et aveugles, l'un à cause de l'autre,... quoique typiques de "l'air du temps intellectuel" par ailleurs (ce qui n'est pas une excuse). Il part, lui qui n'est pas marxiste (mais je crois qu'il l'a été dans sa jeunesse), d'une vision mythifiée de Marx qui aurait eu une conception plus positive, en quelque sorte, de la religion (p. 70 de l'interview), lui accordant une réalité authentique (ce qui ne veut pas dire qu'elle aurait eu une réalité fondatrice dans son itinéraire comme il le prétend). Car s'il lui attribue une réalité propre et consistante, celle-ci n'est pas autonome (ib.) puiqu'elle a le statut d'une idéologie qui n'est pas seulement enracinée dans l'histoire - une histoire aliénée - mais y produit des effets, lesquels sont aliénants parce qu'ils contribuent de multiples façons à reproduire cette aliénation (voir mon livre Critique de la religion, qu'il ne semble pas connaître, qui aborde cet aspect longuement). D'où l'idée marxienne, très forte, que, si l'on veut libérer l'homme de la religion (ce qui était le souhait de Marx du fait de ses causes et de ses effets), il faut aussi la critiquer en elle-même.

Or, à aucun moment Birnbaum n'envisage cette éventualité inscrite dans le texte même de Marx, dès sa jeunesse jusqu'à sa Critique du programme de Gotha. Au contraire et d'une manière bizarre, juste après s'être référé à Marx (est-ce un habile procédé argumentatif?), il en tire une conclusion contraire à ce que pensait et désirait celui-ci, et à ce qu'il aurait pensé très certainement de l'islam aujourd'hui: à savoir la disparition à venir de la "fantasmagorie religieuse", à la fois souhaitable et possible, à condition qu'on y travaille en travaillant sur ses sources... Birnbaum fait, à l'inverse, de la réalité forte et spécifique (mais non autonome, je le rappelle) de l'islam une réalité quasi intangible (voir la fin de son interview) et qui, au surplus, ferait signe vers un besoin de transcendance et de spiritualité  que l'Occident sécularisé ne satisferait plus et ne prendrait pas au sérieux dans sa réflexion sur la modernité. On peut certes admettre qu'il y ait un besoin de sens chez l'homme, mais pourquoi ce sens devrait-il être inscrit dans les choses par une instance divine? La vie humaine est par elle-même, à travers ses besoins, désirs, objectifs, etc., productrice de sens immanents mutiples qui peuvent suffire à l'orienter, à la combler et lui faire oublier le non-sens métaphysique de l'existence, qu'il faut de toute façon savoir assumer. Birnbaum semble au contraire voir dans la religion le seul échappatoire possible à cette situation existentielle et, s'agissant de l'islam, il y voit carrément "la forme la plus puissante du désir religieux à travers le monde" (sic) oubliant tout ce ques les sciences humaines, y compris avec Nietzsche et Freud, ont pu nous apprendre sur les facteurs humains inconscients qui  produisent ce désir comme phénomène strictement humain lié à des circonstances contingentes. Il en arrive même à vanter la reconnaissance par Foucault d'une "spiritualité politique" incarnée autrefois par l'ayatollah Khomeiny - ce qui aura constitué au contraire une grave erreur de jugement de ce même Foucault, révélant d'importantes lacunes de sa pensée morale et politique. Et il semble ignorer que toute référence à un absolu religieux, ou de type religieux, en politique mène au totalitarisme. D'où, à nouveau, sa conclusion obligée dans le climat de religiosité ambiante qui atteint les intellectuels à la mode: la force du retour de l'islam révèlerait la force du besoin de religion et de sens religieux que notre monde moderne, tristement matérialiste, bien entendu, réveillerait, faute de le satisfaire.

Faut-il le dire? Face à la barbarie islamique (et pas seulement islamiste) dont nous sommes à la fois les témoins attérés et les victimes, réelles ou potentielles, cette manière de justifier, in fine, l'islam par des considérations anthroplogiques générales infiniment constestables, me choque moralement. Car elle revient bien à ne pas le condamner et à ne pas nommer le mal qu'il constitue ou induit. Elle témoigne de cette "démoralisation" des consciences dont mon ami Christian Godin parle dans un de ses livres. Et elle contredit totalement ce que disent de l'islam ces grands esprits que sont Meddeb (voir Sortir de la malédiction. L'islam entre civilisation et barbarie) et Adonis (voir Violence et islam): ils y dénoncent une violence intrinsèque et une culture de la cruauté, du dogmatisme intellectuel, du fanatisme, du refus de l'altérité, etc., avec une lucidité et un courage rares. Faut-il donc aller hors de France (pour une part) pour y trouver de quoi sauver l'honneur de l'intelligence critique à l'égard de la religion, ici islamique?

                                                                                        Yvon Quiniou

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