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Billet de blog 5 février 2022

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Réinventer l'amour par-delà le patriarcat ?

Les désastres de l'amour du fait du patriarcat sont au centre d'un livre courageux de Mona Chollet. Elle y montre comment des stéréotypes sur la femme et sa féminité ont pesé sur le rapport amoureux et le mariage, au profit de l'homme, entraînant des situations humaines inadmissibles pour la première. Et elle invite le "féminisme" d'extrême-gauche à s'en préoccuper vraiment!

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                                       Réinventer l’amour par-delà le patriarcat ?

Faut-il réinventer l’amour ? Un livre passionnant de Mona Chollet m’incite à en parler, dont le  titre évoque cette idée, mais sans le point d’interrogation. Et il suscite normalement un questionnement puisqu’il analyse, avec une très grande richesse d’informations, ce qui s’est dit et surtout se dit aujourd’hui, en particulier du côté d’un féminisme extrémiste qu’elle ne partage pas, mais, tout autant, du côté d’exemples d’amours connus médiatiquement, mais ratés, au minimum, et qu’elle regrette au nom d’un idéal d’amour inverse, que je partage totalement et qu’il s’agit pour elle de réanimer.

Commençons par le constat tout en le résumant, vu son abondance, et en le mettant à l’enseigne d’une thèse essentielle, à savoir : les ravages du patriarcat sur l’amour hétérosexuel. Ils tiennent à la domination ancestrale de l’homme sur la femme en dehors des sociétés primitives dont nous savons désormais qu’elles reposaient sur une division sexuelle du travail : la femme procréait et participait à peine au travail productif rudimentaire (chasse, pêche, cueillette) dans le cadre de sociétés qui ignoraient l’exploitation de classe, et donc celle des femmes. C’est le développement de la production avec l’apparition d’un « surplus » économique qui a bouleversé la donne générale et donc celle du rapport homme-femme. L’homme, par sa force musculaire supérieure était habilité à travailler et il tenait à s’assurer la domination sur la femme et ses enfants pour en avoir la propriété (d’où l’institution de l’héritage paternel). Ce schéma, pour l’essentiel, a structuré nos sociétés très longtemps, quitte à ce qu’il se soit modifié à l’époque contemporaine du fait des luttes féministes et de ses acquis, fussent-t-ils encore insuffisants. Or ce qu’il importe, avec Mona Chollet, c’est d’aller au-delà de cette dimension socio-économique et de s’interroger sur sa dimension anthropologique en ce qui concerne la relation homme-femme sur le plan amoureux ou du couple, dimension qui est moins analysée en général que la précédente car elle touche à l’affectivité et à l’intime. Quelques points, donc.

1 L’homme a dominé la femme par et dans son travail, surtout lorsque celui-ci n’était guère intellectualisé et faisait appel à la force musculaire. Ce qui l’a entraîné à se croire supérieur à elle par nature, y compris lorsque le travail a changé : le stéréotype demeurait, inculqué au surplus aux femmes et intériorisé par elles à travers  la culture dominante, spécialement religieuse.

2 D’où une essentialisation de l’infériorité de la femme dans tous les domaines, qui a pu s’autoriser de la taille inférieure de celle-ci par rapport à l’homme ! Or cette conception, produite, on vient de l’apercevoir, par les rapports historiques de travail et la réussite de l’homme dans ce domaine qui demeure aujourd’hui en partie, a pu aussi être directement suscitée tout simplement par l’inégalité dans l’alimentation ! On a pu ainsi, à certaines époques et dans certains milieux, faire manger à la femme des aliments qui la faisaient grossir, l’enlaidissaient, ce qui justifiait le sentiment orgueilleux de supériorité du mâle dans sa capacité de séduction ! Ici aussi, le mot de S. de Beauvoir se justifie : « On ne naît pas femme, on le devient », même si elle a été capable de le nuancer.

3 Se sont enchaînés à cela d’autres stéréotypes sur la féminité, comme celui qui vouait la femme à la maternité et aux occupations absorbantes qui lui sont liées et l’empêchaient de s’épanouir hors du foyer, en dehors de son rôle de mère. Avec ce double paradoxe : cette situation s’accompagnait d’une valorisation qu’on peut considérer comme hypocrite (je dis bien : « qu’on peut »), ce qui contribuait à la faire accepter par la femme comme un beau destin ; mais elle provoquait aussi chez l’homme une secrète envie qui l’entraînait à vouloir à nouveau dominer la femme par compensation et afin de s’assurer de son rôle de procréateur !

4 S’en est suivi la construction du mythe de la féminité, construction opérée au sein de la famille par l’éducation, vouant LA femme au statut de mère, mais aussi dans la société et dont notre époque, par une publicité à la longue indécente, ses stéréotypes médiocres dans la presse, le cinéma et la télévision, a forcé la femme à se faire séduisante physiquement et sexuellement. D’où un érotisme féminin qui conduisit les femmes à se transformer en proies offertes à l’homme si elles voulaient lui plaire. Cela n’a pas pu ne pas avoir de conséquences sur la relation amoureuse elle-même dont la littérature s’est faite l’écho, et sur la qualité de celle-ci quand elle aspirait à l’amour, spécialement du côté de la femme mais aussi de l’homme qui la transformait facilement en objet sexuel, souvent provisoire. D’où une dégradation de l’amour lui-même au-delà du seul désir, qui désole profondément Mona Chollet - c'est sa préoccupation de fond - et ce, très justement. C’est à partir de là qu’elle indique, nombreux exemples à l’appui, tous les dégâts produits dans la vie de couple passée et actuelle : les mésententes et les conflits quand la femme, enfin, se révolte, les séparations et même les crimes quand la femme-épouse ou conjointe n’accepte plus son sort et veut s’émanciper : l’homme alors l’élimine. Le livre est d’une lucidité implacable ici, même si on peut le trouver trop sombre. Mais notre modernité va, hélas, dans ce sens, malgré la suppression des liens du mariage à vie et les tentatives d’inventer de nouvelles formes de vie à deux.

5 La situation actuelle dans l’égalité politique et sociale, même relative, a en fait un peu changé la relation homme-femme en faveur de celle-ci. Mais les statistiques nous montrent que, à égalité évidente de talents intellectuels, les femmes continent à subir une discrimination : dans leurs études avec un moindre choix des disciplines scientifiques (comme si elles ne correspondaient pas à leur soi-disant « nature ») et ensuite dans leur carrière professionnelle où, à égalité de diplômes, elles sont dépassées par les hommes. Comme quoi les vieux modèles continuent à fonctionner souterrainement, y compris quand ils sont intériorisés par celles-ci… et cela peut expliquer nombre d’échecs de couples quand, en particulier, l’épouse rompt cette hiérarchie!

6 J’ai parlé de crimes. C’est l’occasion de rapporter ce qu’elle en dit, qui est impressionnant et terriblement douloureux, mais qu’il faut affronter. Au-delà des crimes passionnels ou de jalousie (qui se recoupent) qui peuvent avoir lieu dans toutes les classes sociales, ou encore des infidélités sans remords et spécialement masculines, il y a les crimes perpétrés par des hommes célèbres dans les milieux du cinéma, de la chanson ou du « showbiz ». Est-ce seulement l’effet, chez eux, d’une sexualité débridée, voire folle, d’une agressivité pulsionnelle ou d’un délire narcissique de grandeur et de possessivité, exacerbé par l’alcool et la drogue ? Le livre nous en donne de multiples exemples assez terrifiants, mais suggère aussi que ces crimes dits d’ « amour », y compris  lorsque la femme y est impliquée quand elle s’y expose en supportant la violence de son partenaire, doivent sans doute renvoyer aux stéréotypes dont j’ai parlé, et ce des deux côtés, au-delà de la fascination supposée pour la violence chez la femme ou l’homme (qui de fait existe parfois). Mais ici aussi, le passé familial, avec ses modèles toxiques importés de la société dans la famille, joue incontestablement un rôle

7 Conclusion, qui est celle de Chollet et que je fais mienne à ma manière : l’amour tel qu’on a pu l’imaginer et même le vivre, tel aussi que des poètes ou des intellectuels ont pu le chanter très sincèrement parce qu’ils l’avaient réellement vécu – je pense à Aragon et Elsa, à Cadou et Hélène, à A. Gorz et Dorine pour que l’un n’ait pas à survivre à l’autre –, est en crise, du fait aussi de l’individualisme contemporain qui fait préférer, y compris désormais chez la femme, la carrière ou la gloire, à la fidélité conjugale… et fait étrangement reculer la date de la vie en couple, voire la fait échouer. J’ai même entendu, sur une radio nationale, une émission, pourtant estimable habituellement, sur le désagrément d’être mère, ce qui ne me paraît pas très glorieux ! Or tout cela est ignoré par le féminisme d’extrême-gauche actuel, centré qu’il est sur la sexualité du même genre, avec son rejet du rapport à l’homme, considéré comme l’Autre à bannir parfois des rapports amoureux. Manifestement Mona Chollet, avec prudence il est vrai et des nuances vu son expérience, plutôt libre, de l’amour, entend en proposer une rénovation, à savoir un retour non à ce qu'il été  majoritairement (on l'aura compris) mais à ce qu’il devrait être  et a pu être parfois, quoique  trop rarement, chez les meilleurs : un authentique rapport à l’autre (sans majuscule) qui nous fait « entrer en lui » et brise notre solitude ontologique (c’est moi qui parle ici). C’est même le point de départ de son livre où, s’appuyant sur Badiou et A. Ernaux, elle en fait un sentiment qui « enflamme la vie ». On aimerait que cette flamme embrase le féminisme extrême contemporain qui est, largement, anti-masculin et ne croit guère à l’amour hétérosexuel !

                                            Yvon Quiniou

NB : A lire donc : Mona Chollet, Réinventer l’amour, Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (Zones) et de moi-même : Pour que l’homme ne soit pas l’avenir de la femme » (L’Harmattan), écrit avant la lecture de Chollet !

Complément: Lisant le remarquable livre d'E. Todd Où en sont-elles?, je devrais peut-être modifier quelques formulations sur la domination de l'homme sur la femme dans l'histoire. Reste la critique du féminisme extrémiste actuel, que j'approuve bien entendu.

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