Marcel Conche : la disparition d’un grand philosophe, hors normes
Marcel Conche vient de disparaître, tout près de ses cent ans. On perd avec lui un intellectuel hors normes, ayant mélangé des genres qui ne vont pas toujours ensemble. Historien de la philosophie d’abord, à la Sorbonne en particulier, spécialiste de la philosophie matérialiste antique (sans être lui-même vraiment matérialiste), en particulier d’Héraclite dont l’édition fait autorité, mais aussi d’Epicure et, enfin, il est celui qui a intronisé Montaigne comme philosophe dans Montaigne ou la conscience heureuse alors qu’il n’était considéré jusque là que comme écrivain.
Mais tout autant, ce qui n’est pas fréquent, il aura été un authentique philosophe dont l’expression était d’une clarté absolue, contrairement à des philosophes à la mode qui versent dans un jargon sophistiqué pour masquer le vide de leur inspiration. C’est ainsi qu’il aura élaboré une philosophie naturaliste étonnante en elle-même et par sa conséquence : il y n’a pour lui qu’un seule réalité, la Nature (avec une majuscule) à la fois infinie, éternelle et, bien entendu incréée, que l’on peut connaître indéfiniment par la science mais jamais totalement. Or ce qui est précieux dans cette position, contraire à bien des idéalismes philosophiques, c’est qu’elle débouche sur athéisme radical, doublement original : par ses motifs en particulier, dont la souffrance des enfants qui lui interdit de croire en un quelconque Dieu créateur ; mais aussi parce que cette notion lui paraît incompréhensible : qu’est ce qu’un absolu qui est nécessairement limité par le monde qu’il a créé. Et il y a aussi le statut intellectuel qu’il lui confère : il en est certain, mais il ne peut le prouver objectivement ! D’où l’idée qu’il s’agit d’une option métaphysique indécidable, ce qui lui impose, au-delà de son « dogmatisme » subjectif, de pratiquer ce qu’il a appelé un « scepticisme à l’égard d’autrui » qui l’entraîne au dialogue avec l’autre et au respect de sa croyance. Pourtant, il n’aura pas été matérialiste, ce à quoi son naturalisme aurait dû l’amener : l’homme a un esprits qui est une réalité spécifique et il est libre. Deux éléments qui méritaient qu’on discute avec lui, ce dont je ne me suis pas privé. A quoi j’ajouterai personnellement sa réflexion sur la mort, inévitable et définitive : elle lui permet de distinguer une « solitude essentielle » face à celle-ci, à laquelle seule une « sagesse tragique » peut nous aider pour y faire face, et une « solitude accidentelle » liée à la mort d‘un proche et qui aurait pu ne pas arriver : la souffrance ici est difficilement guérissable. Belle réflexion !
Enfin et sur ce même plan philosophique, il aura conçu une philosophie morale originale dans Le fondement de la morale. Ici aussi et contre l’air du temps, il affirme vigoureusement, mais aussi rigoureusement, la légitimité de la morale : il la distingue de l’éthique (on est peu nombreux à le faire) qui renvoie à des systèmes de valeurs multiples, particuliers, relatifs et optionnels, issus de la vie. La morale, c’est tout autre chose : elle consiste en valeurs objectives et impératives, universelles et dont le contenu est universaliste. En un sens c’est du Kant, sauf qu’il ne la fonde pas sur une raison transcendante, en un sens, comme ce dernier, mais un peu comme Habermas (qu’il ne connaissait pas pourtant) sur le dialogue interpersonnel : échanger c’est se considérer comme des égaux et se devoir un respect réciproque. Dès lors qu’un nazi parle avec vous, celui-ci cesse d’être un nazi, dit-il avec humour ! D’où, et c’est important, sinon crucial par les temps qui courent en politique, le fait que la morale débouche nécessairement sur la politique, spécialement dans ses fins (il se souvient ici justement de Rousseau) et que, inversement, la politique doit s’inspirer de la morale pour l’actualiser pratiquement. Il pense ici explicitement à la Révolution française et à ses valeurs universelles – liberté, égalité et, plus tard, fraternité – au point de préciser, d’une manière magnifique selon moi, que « le discours révolutionnaire n’est autre que le discours moral dans sa forme politique ». Il faut entendre ce propos tant il contredit l’amoralisme dominant et l’on doit savoir que l’amoralisme débouche tout simplement sur une immoralité pratique qui s’ignore ou se dénie. Or y a en France un philosophe connu médiatiquement, A. Comte-Sponville, qui fut son élève à la Sorbonne et à qui le liait une estime forte et réciproque. Sauf que celui-ci a écrit son fameux livre Le capitalisme est-il moral ? dans lequel il soutient que nous n’avons pas à juger l’économie capitaliste sur un plan moral, malgré ses « défauts humains » : elle est amorale et n’a d’autre but, légitime, que l’efficacité. Colère de Conche, bien entendu, qui, lui, trouvait ce système « tératologique », c’est-à-dire monstrueux. D’où l’intérêt de lire Conche, pour mieux contrer ce type de diagnostic, surtout aujourd’hui.
J’ai parlé du philosophe. Mais il y a aussi son Journal étrange en plusieurs tomes qui l’a rendu célèbre. Dans une prose toujours aussi limpide, mais concrète en plus, il y développe de nombreuses réflexions personnelles liées à sa vie, sur ses goûts artistiques (y compris cinématographiques), son amour de la nature lié à son enfance paysanne, ses élans affectifs, amicaux ou amoureux, sans qu’on s’ennuie un seul instant. On apprend ainsi que c’est en faisant du vélo, enfant, et en se demandant si la route qu’il suivait aller continuer indéfiniment après le tournant où il devait s’arrêter, qu’il a eu du coup une idée de l’infini qui l’a décidé à devenir philosophe ! Ou encore, il raconte comment il est tombé amoureux de sa professeure de français bien plus âgée que lui, qui elle-même l’admirait pour son talent littéraire : il se marièrent ; elle l’aida à faire ses études philosophie à Paris et il l’aima jusqu’à son décès, fût-ce d’un amour plus platonique que charnel de sa part – ce qu’il reconnaît avec une grande sincérité. Enfin je ferai allusion à son dernier sentiment amoureux après la mort de sa femme, à l’égard d’une corse, Emilie, femme curieuse de philosophie mais ayant près de quarante ans de moins que lui (il en avait 84 !), avec qui il eut un long échange épistolaire passionné… au point d’en tomber amoureux (même s’il le niait) et d’aller la rejoindre dans cette île où elle cultivait des olives ! Je laisse de côté la fin de cette aventure, car elle eut une fin, qu’il décrit dans son livre Corsica, lequel eut un grand succès tant l’intelligence, la sincérité et l’affectivité s’y mêlaient harmonieusement. Le lecteur la découvrira en goûtant le plaisir de lire un pareil livre jusqu’au bout.
On aura compris pourquoi il fallait rendre hommage à Marcel Conche : cela tient à la qualité et la multiplicité de ses facettes intellectuelles, à quoi s’ajoutaient des qualités humaines rares pour ceux qui l’ont connu !
Yvon Quiniou
A lire : Marcel Conche et l’infini de la nature, Robert Laffont, collection Bouquins, édité par moi.
NB: Ce texte reprend un article paru sur le site du journal "Marianne. J'aurais dû l'indiquer tout de suite! Mais les lecteurs sont différents et je voulais en toucher un maximum!