yvon quiniou

Abonné·e de Mediapart

523 Billets

2 Éditions

Billet de blog 5 décembre 2023

yvon quiniou

Abonné·e de Mediapart

Le cas Nietzsche

La parution du livre "Zarathoustra" de Nietzsche dans la Pléiade a suscité une grande réaction dans le journal Le Monde qui témoigne à nouveau que Nietzsche est mal compris et souvent adulé à tort dans la gauche intellectuelle à la mode - et ce malgré une interview connexe d'un philosophe plus pertinente.Je tiens ici à rectifier son image en distinguant deux Nietzsche.

yvon quiniou

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                                       Le cas Nietzsche 

Il y a vraiment un « cas Nietzsche » dans sa réception, en France en tout cas, dont l’exemple spectaculaire nous est fourni par la manière dont son dernier ouvrage, le Zarathoustra, publié dans La Pléiade, a été reçu par le journal Le Monde, malgré un contrepoint critique accordé à un de ses détracteurs. Car il y a deux Nietzsche. L’un est un remarquable psychologue des profondeurs de l’affectivité humaine, qui va au-delà de ce que  notre conscience nous en dit avec ses illusions, et il rejoint alors le Marx théoricien de la conscience idéologique, mais aussi Freud avec sa découverte de l’inconscient, lequel a pu se réclamer lucidement du penseur allemand. L’autre est apparu tardivement avec et après son livre sur Zarathoustra, précisément, jusqu’à culminer dans Par-delà le bien et le mal. Or, s’il maintient bien une forme de matérialisme vitaliste, hors de toute transcendance religieuse, c’est pour développer une anthropologie sans fondement scientifique - alors que c’est par ailleurs un partisan des  sciences naturelles souvent ignoré - mais surtout marquée par l’affirmation d’une inégalité fondamentale entre les hommes, à savoir entre ceux qu’il appelle les « forts », minorité destinée à dominer la grande majorité des « faibles  et ceux-ci que la nature aurait donc condamnés à la faiblesse, à une vie pauvre et à l’impuissance. A quoi s’ajoute une critique radicale et connue de la « morale », d’origine chrétienne, censée émaner des « faibles » pour compenser leur faiblesse en dénonçant les « forts » et leur vitalité, et à laquelle il objecte sa valorisation éthique absolue de la force ou de la « volonté de puissance »  s’exerçant contre les soi-disant « faibles ».

Or, à ce niveau il déploie une conception de celle-ci et de ses effets revendiqués par lui, qui est proprement scandaleuse. Elle l’entraîne à inscrire l’exploitation dans l’essence de la vie, avec tous ses effets comme le fait de « dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, etc.», au point de mettre des guillemets à ce terme, qui mettent en doute son caractère scandaleux… et d’en faire au contraire l’apologie (§ 259) ! Du coup il s’en prend aussi violemment à la démocratie - « je hais Rousseau jusque dans la Révolution (= la République) » dit-il ailleurs - et il va louer l’aristocratie et même regretter l’esclavage antique !

Or si cela n’annule en rien ses qualités de psychologue et d’écrivain, comme la qualité de ses analyses de la religion ou de l’art (j’y insiste), cela en fait, du point de vue de cette dimension normative concernant la société, un philosophe totalement et profondément réactionnaire. Et je suis scandalisé de l’indifférence de bien des penseurs contemporains à son sujet - j’entends : à ce sujet ou de ce point de vue - y compris quand ils se prétendent de gauche : ont-ils peur de ne pas être à la mode en critiquant une gloire intellectuelle officielle? Ce fut effectivement le cas de Foucault, de Derrida ou encore, plus étonnant, de Deleuze malgré son « gauchisme » revendiqué ; et ce qui aggrave leur cas c’est qu’ils appuient leur vision de Nietzsche sur la base de contresens évidents et inadmissibles à ce niveau prétendu de réflexion, et je pourrais le démontrer en m’appuyant sur un livre du premier éditeur de son oeuvre Karl Sclechta, « Le cas Nietzsche », insistant sur son rapport à l’objectivité de la science, qu’ils dénient. Mais plus largement et qui est encore plus inquiétant, c’est l’affaiblissement, voire la régression de la conception normative de la politique dont ce mouvement dit « nietzschéen » témoigne, qui l’éloigne des idéaux moraux et universels dont l’engagement politique devrait être la pleine incarnation et dont l’époque des Lumières a été la première illustration.

Triste époque donc, qui vacille dans ses valeurs jusqu’ici progressistes et qui peut nous amener au pire, qui se présente déjà avec le libéralisme et son culte (nietzschéen ?) de l’individu.

                                                                          Yvon Quiniou,  auteur de Nietzsche  ou l'impossible immoralisme. Lecture matérialiste, Kimé.

BN: J'avoue que ce texte, à la fois particulier et philosophique, n'a peut-être pas sa place  sur Médiapart. Mais bon...

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.