Deux défauts d’Annie Ernaux, malgré tout
Annie Ernaux est incontestablement une écrivaine importante, en particulier par la quantité de ses ouvrages et malgré une écriture qui se veut « plate » et donc sans « style », si le style implique une part d’expressivité subjective. Et par ailleurs j’apprécie son engagement « à gauche » qui est aussi le mien. Pourtant l’estime ne saurait interdire les reproches et j’en ferai ici deux, proprement humains mais touchant à la politique, précisément. Je les formulerai suite à une excellente émission de télévision qui lui était entièrement consacrée et dans laquelle elle était interviewée, avec des images d’elle dans sa vie, témoignant bien de son parcours et que ses paroles confirmaient.
Or voici ce que je lui reproche à partir de ce qu’elle y a dit comme de ses livres que j’ai lus (et que j’ai un peu commentés ici même). Ce sont deux choses qui mettent en jeu son engagement humain en politique, eh oui !
1 Son féminisme assumé (et c’est bien) mais qui est masculiniste (comme chez beaucoup de féministes actuelles) au sens où elle ne réclame pas seulement l’égalité de la femme et de l’homme, mais leur identité et donc aussi l’accès involontaire, mais non explicité par elle, à leurs défauts proprement masculins comme le goût du pouvoir, de la domination, sans en revendiquer d’autres, il est vrai, comme la violence. Un point seulement pour rm’expliquer, qui est curieux, sans être, bien entendu, totalement injustifié. Racontant sa vie de femme quand elle était mariée, elle dit avoir mal vécu l’obligation où elle a été d’élever ses enfants seule et de procéder aux soins du ménage sans que son mari y participe. Cela l’a terriblement gênée dans son activité d’écrivaine qu’elle se voyait contrainte de déployer le soir, fatiguée au surplus et après ses cours. Elle en a donc voulu à son mari et cela a sans doute été, sur le long terme, à l’origine de leur divorce. Or cette exigence n’est pas injustifiée, bien entendu, sauf qu’elle oublie ce qu’il y a de spécifique, en principe, dans la situation psychologique de la femme-mère qui a mis au monde un enfant et l’a porté dans son ventre pendant neuf mois : un attachement, une complicité ensuite, surtout si elle l’allaite et qui peut la vouer, en quelque sorte, à s’en occuper d’une manière privilégiée (quoique non exclusive) pendant un ou deux ans. Et des psychologues inspirés par Freud, comme Winnicott, ont insisté remarquablement sur l’importance de la qualité de cette relation mère-enfant pour le développement équilibré ensuite de celui-ci ! Un homme, le père, ne peut avoir cette influence bénéfique initiale. Mais il est entendu, bien sûr, qu’ensuite la répartition des tâches dans la vie de famille doit s’installer en tenant compte aussi du travail professionnel de chacun, qui ne les rend pas disponibles au même degré, ce qui peut compliquer la situation égalitaire, dans un sens ou dans l’autre.
J’ajoute cependant, et là je suis gêné par sa personnalité, Annie Arnaux aura eu un rapport avec l’amour que je ne trouve pas formidable. Très sexuel, faisant même de la sexualité un « mode de communication » (sic) avec autrui, multipliant les relations, y compris celle dont elle fait état dans un de ses romans, Le jeune homme, avec un décalage d’âge important entre elle et son partenaire bien plus jeune, dont elle est fière de le montrer en public et quitte à le faire souffrir psychologiquement! La multiplicité des relations amoureuses aussi, pourquoi pas, et Belinda Canone en a fait un destin inéluctable de l’amour (trois au quatre dans une vie selon elle), de même que le libertinage consenti de part et d’autres ou encore l’apologie de l’érotisme sans entraves : Apollinaire et bien d’autres ont pu le célébrer. Mais j’avoue préférer l’amour-toujours, avec sa dimension affective, malgré parfois ses difficultés, et là la littérature nous en donné de magnifiques exemples dont, chez les poètes, Aragon ou René Guy Cadou !
2 Autre chose m’a déplu, mais que j’avais déjà soupçonné, c’est son rapport à sa classe d’origine, en tant que « transfuge de classe », à savoir le fait d’être issue d’un milieu populaire (comme Edouard Louis, lui aussi contestable de ce point de vue). Voici ce qui est étonnant et même décevant, sachant qu’elle est passionnée par la sociologie des classes : elle ne critique pas l’existence même de ce milieu populaire avec ses infériorités de revenus, ses conditions de vie difficiles, l’exploitation dont beaucoup de ses membres sont victimes dans leur travail ainsi que leur manque d’accès à la culture - ce qui relèverait d’une dénonciation directe parfaitement légitime politiquement et même impérative : combien de ses membres lisent Annie Ernaux ? Non, ce qui lui importe et l’a fait souffrir durablement, c’est que du coup elle a été déconsidérée, sinon méprisée, du fait de cette origine de classe aux différents échelons de son ascension sociale et particulièrement scolaire. Elle réussissait dans ses études et les milieux qu’elle côtoyait lui en voulaient d’être là comme si sa place devait être ailleurs, en l’occurrence en dessous et ne pas abîmer leur supériorité présumée. C’est donc son rapport aux milieux sociaux supérieurs auxquels elle a accédé qui l’a gênée et, dès lors, elle en est arrivée et même en arrive encore (l’émission l’atteste) à en vouloir à son milieu d’origine qui l’aurait discrédité socialement… alors que ses propres parents, en particulier sa mère, auront tout fait pour l’aider à réussir et la stimuler (sa mère l’a beaucoup incité à lire).
Conséquence décevante (et qui vaut pour d’autres « transfuges de classe ») : elle fait preuve ici d’un narcissisme désolant, qui est aussi l’individualisme d’une femme, passionnée certes par l’écriture, mais qui en veut curieusement à une origine sociale qui ne l’a pas empêchée, pourtant, de réussir sa vie d’écrivaine !
Yvon Quiniou, auteur de Pour que l’homme ne soit pas l'avenir de la femme (L’Harmattan).