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Billet de blog 6 janvier 2017

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Onfray et la «décadence»: une approche défaitiste et éminemment contestable

Dans son nouveau livre déjà encensé par la presse, Onfray prétend penser l'histoire universelle à l'aide du concept nietzschéen de «décadence». Obsédé par le nihilisme, il évoque les horreurs passées des religions mais se désole curieusement de leur disparition, lui qui n'a cessé de les critiquer. Seul l'islam échappe à sa diatribe: il y voit même un renouveau de ferveur. Très peu convaincant!

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Onfray,  penseur prolixe, défaitiste et éminemment contestable 

Michel Onfray vient de produire un nouvel opus impressionnant par sa taille (600 pages), Décadence, dont la presse s’est déjà emparée pour en faire la promotion (interview et extraits). Mais est-il impressionnant par son contenu ? Je voudrais, à partir de ce que j’en ai lu, en signaler quelques saillies éminemment contestables, à tous points de vue : intellectuel, moral et politique, en laissant de côté sa facilité d’écriture, évidente.

Je  tiens d’abord à commenter rapidement son titre : Décadence. C’est un terme emprunté à la sémantique de l’extrême droite (comme l’historien Spengler ou bien d’autres après lui, moins connus, mais très engagés politiquement), mais aussi, tout simplement à Nietzsche, dont il est un admirateur totalement acritique, incapable de mettre en avant sa politique élitiste et anti-populaire et oubliant qu’on ne saurait comprendre l’aventure humaine à partir des fluctuations de cette entité mystérieuse qu’est LA vie. Ce terme en dit long aussi sur son projet apparent : analyser l’histoire globale, dans le cadre d’un nouveau « matérialisme historique et dialectique » (sic) avec son point d’aboutissement actuel, le nihilisme contemporain sans, dit-il, porter des jugements de valeur et en se contentant de décrire ou de  comprendre ce qui se passe. Or cela est faux : Onfray ne cesse de prendre parti sur le plan normatif, ce qui est inévitable, pour une part, quand on parle de l’histoire, et le terme même de « décadence », avec son point d’arrivée annoncé qui frise le néant, en est la preuve éclatante.  S’appuyer sur ce vocable  comme il le fait, ce n’est pas seulement comprendre cette histoire sur le plan des faits, d’une manière neutre, comme il le prétend dans une interview récente du journal Le Point, mais juger, prendre parti. Au surplus, c’est témoigner (contrairement à Marx) que l’on passe à côté de la face positive de l’histoire des sciences et des techniques et du progrès humain qu’elles rendent possible dans l’avenir si l’on décide de penser le monde social d’une tout autre manière et qu’on n’y projette pas son sentiment tragique de l’existence dont il se réclame : le sentiment tragique n’est en rien une garantie d’objectivité  pour l’intelligence des choses humaines !

D’où des partis pris très curieux venant de l’athée qu’il est et qu’il se revendique  fièrement d’être (ce qui en soi ne me gêne pas) : il annonce la fin d’une civilisation « chrétienne » (et même « judéo-chrétienne ») totalitaire et violente – ce qu’elle a été, effectivement, même si elle ne se réduit pas à cela – et il en dénonce les exactions passées, ce qui est exact et courageux. Mais il est capable, à côté de cela, de critiquer les réformes actuelles de l’Eglise, visant, depuis le concile Vatican II, à en « démocratiser » le fonctionnement – disons à le rendre plus près du peuple croyant –, alors qu’il se veut le parangon de l’anti-totalitarisme  dans tous les domaines! On le voit ainsi regretter un « catholicisme qui faisait du prêtre le centre du dispositif et qui le remplace par la communauté des fidèles. Avec ce concile le sacré est remisé aux oubliettes et la laïcité promue voie royale qui mène au salut » (interview du Point). Plus, il y dénonce (car le ton n’est pas neutre, de toute évidence !) un recul, sinon une disparition du « symbolique » et, surtout, une mise à plat de la verticalité religieuse, la « transformation du mystère de la transcendance (en) une plate immanence » (Décadence).  Alors là, je m’étonne : comment un nietzschéen revendiqué depuis longtemps, valorisant existentiellement l’immanence terrestre contre les « arrière-mondes » mortifères (thème essentiel et  profond de la pensée de Nietzsche), peut-il soutenir un pareil point de vue, en contradiction totale avec ce qu’il soutenait jusqu’à présent ? L’exigence de cohérence est le réquisit préalable de la réflexion philosophique ! A quoi s’ajoute une curieuse inversion des valeurs, le libertaire faisant en quelque sorte l’apologie de la hiérarchie ecclésiale. Comprenne qui pourra, sauf à  considérer qu’Onfray est un esprit léger, très léger.

Même légèreté en ce qui concerne le  judaïsme. S’il le félicite, avec raison ici, de ne pas être et de ne pas avoir été impérialiste comme le christianisme et l’islam (qui l’ont été effectivement, au prix du sang versé, qui n’était pas celui du Christ !), c’est en oubliant une chose essentielle : la religion judaïque étant celle d’un peuple élu, elle ne pouvait que se replier sur elle pour préserver son privilège absolu, aux yeux de Dieu ! Son pacifisme n’était (et heureusement, en un sens) que l’endroit d’un envers moins estimable : l’égoïsme, sinon le narcissisme, d’une communauté religieuse se croyant privilégiée par la Providence ! Mais je n’ai pas constaté qu’il ait signalé cette dimension profondément egocentrée et non universaliste.

Même inconséquence, voire pire, à propos de l’islam, venant à nouveau d’un soi-disant nietzschéen censé critiquer, à juste titre, le fond de faiblesse vitale qui est, entre autres, à l’origine des croyances et pratiques religieuses et de leur dimension  maladive. Il est capable d’admirer sans sourciller la capacité des  musulmans « à mourir pour leur religion » (je  le cite), de vanter  leur « ferveur » et même d’ajouter, utilisant frauduleusement une formule nietzschéenne, qu’ils « expérimentent  la grande santé «  (sic), lui qui dénonçait, au nom du philosophe allemand, le nihilisme de toutes les religions, leur négation de la vie naturelle au nom d’un au-delà imaginaire prétendu plus réel et supérieur au monde réel, le seul dont nous ayons l’expérience. Une fois de plus : comprenne qui pourra. La philosophie serait-elle l’art de se contredire sans remords?

C’est pourquoi son idée de pratiquer un nouveau « matérialisme historique » objectif, opposé à celui de Marx, paraît proprement délirant. D’abord il prête à Marx un millénarisme, assimilable à celui du christianisme, annonçant une parousie future, celle du communisme,  qui a été celui du marxisme militant ou du marxisme-léninisme d’origine stalinienne, et non celui du « marxisme de Marx » si on sait le débarrasser de certaines de ses formules d’origine hégélienne – mais cela suppose que l’on travaille la pensée de Marx, et qu’on l’approfondisse au lieu de l’évoquer sans la connaître et sans s’y confronter sérieusement. Et il est capable de tenir des propos qui n’ont rien à voir avec cette optique théorique comme lorsqu’il affirme que c’est « la religion qui fait une civilisation » : cet énoncé est bien loin d’un quelconque matérialisme historique, même rénové, car c’est la civilisation, comprise sur une base matérielle (voir non seulement Marx mais Braudel) qui produit telle ou telle religion comme sa superstructure idéologique, quitte à imprégner ensuite l’ensemble de la société pour en faire ce qu’on appelle une « civilisation ». Il accuse aussi l’approche marxiste de la Révolution française d’être abstraite et d’oublier la psychologie concrète des hommes qui l’on faite, occultant tout ce qui s’est écrit à ce sujet dans l’historiographie marxiste, comme les travaux sur les mentalités de Vovelle ! Et comme si la défense des intérêts du peuple n’était pas déjà, en elle-même, un motif humain effectif et digne de respect. J’ajoute qu’il est même capable de voir dans l’œuvre de Rousseau, l’auteur rigoureux et généreux du Contrat social, la matrice intellectuelle du totalitarisme révolutionnaire, se prolongeant ensuite dans le stalinisme et ses millions de morts. C’est ainsi qu’après avoir déconstruit le freudisme – ce dont il se vante – il se vante tout autant d’avoir déconstruit "le marxisme et la gauche jacobine". Soyons clair : c’est là un bien mauvais combat et tout aussi faible théoriquement que sa déconstruction de la psychanalyse.

Enfin, et cela est lié, il y a son positionnement final et global : le refus de l’idée de progrès. Il se déclare ni réactionnaire, ni progressiste, ni même de gauche (ce qui est nouveau). Il n’y a pour lui qu’une nécessité historique, avec ses successions de civilisations, qu’il prétend ne pas juger (à nouveau) et au sein de celle-ci, un capitalisme décrété « indépassable », quoique désastreux. Cette nécessité d’ensemble nous mène à terme au néant, et pas seulement à la disparition de notre civilisation actuelle destinée à être remplacée par l’islam. Dire cela, c’est d’abord s’enfermer dans une position d’amoralisme qui est bien pratique, j’entends : confortable et pécuniairement rentable car elle plaît aux puissants de ce monde comme elle plaît aux pessimistes en tous genres, et elle vous assure du succès de part et d’autre. Mais c’est surtout confondre deux genres de considérations : l’une, métaphysique, qui porte sur la fin de toutes choses – la mort ou le néant, donc. L’autre, immanente, qui porte sur notre devenir historique et spécialement sur la fin de ce système capitaliste qui fait le malheur d’un nombre grandissant d’être humains. Or la mort possible et souhaitable de ce dernier n’est pas la fin de l’histoire humaine. Et ce n’est pas le néant qui doit nécessairement lui succéder, mais un autre monde possible, meilleur que le précédent : voir le petit livre superbe de B. Russell à ce propos, Le monde qui pourrait être (Lux). A l’inverse, diffuser, comme le fait Onfray, un pessimisme généralisé qui confond les domaines, c’est non seulement être dans l’erreur théorique ou philosophique : c’est désespérer un peu plus une humanité à qui il faut, au contraire, redonner la conviction intellectuelle qu’aucune « décadence » n’est fatale, que ce terme ne convient pas de toute façon, et réinsuffler l’espoir raisonné que ce qui va venir peut améliorer fondamentalement ce qui a été, si on le veut et si on comprend correctement  la réalité.

                                                                      Yvon Quiniou. Dernier ouvrage paru : Misère de la philosophie contemporaine, au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze (L’Harmattan, 2017). Je cite cet ouvrage car j’y critique aussi Onfray : son oeuvre est, mais à un niveau moindre, un exemple de cette philosophie contemporaine (française, dans ce cas) dont je dénonce la « misère », voire ici, la « décadence ».

Décadence, de Michel Onfray, Flammarion, 750 p.

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