Décidément, ce gouvernement n'en loupera pas une pour bien mettre en colère ceux dont il était censé défendre les intérêts dans une optique progressiste, sinon socialiste. J'apprends ce jour, par l'intermédiaire de Macron (voir le JDD), qu'il entend créer des fonds de pension concernant le régime des retraites complémentaires, à l'image de ce qui se passe dans d'autres pays dirigés par la droite, et destinés à alimenter les investissements de l'économie capitaliste. Je laisse de côté délibérément le détail technique de la chose (avec ses nuances éventuelles: on ne touchera pas, apparemment, au régime actuel des retraites par répartition) pour en dégager clairement la philosophie, ce que Macron lui-même m'autorise à faire puisqu'il le dit explicitement : il s'agit d'encourager "un capitalisme français de long terme".
Même si cela peut ne pas étonner les plus avertis ou les plus lucides, cela n'en reste pas moins stupéfiant venant d'un ministre important d'un gouvernement qui se dit "de gauche": non seulement on aura renoncé à l'idée de "socialisme" (voir Valls, représentant 5/100 du PS) déclarée obsolète et digne seulement des deux siècles précédents; non seulement on aura abandonné le compromis social-démocrate qui entendait améliorer le capitalisme de l'intérieur (ce qu'il a fait en partie) et ne pas lui laisser tout le pouvoir; non seulement on aura opéré un virage social-libéral, hypocritement d'abord, mais reconnu ensuite par tout le monde et assumé du coup en raison de sa soi-disant modernité, mais désormais il s'agit de favoriser un "capitalisme de long terme". Entendez bien les deux aspects cumulés du propos: on s'inscrit dans une perspective capitaliste et ce, non provisoirement dans une conjoncture donnée et que l'on pourrait abandonner si la conjoncture changeait, mais sur le long terme, c'est-à-dire en fait définitivement. On croit rêver!
Deux choses doivent ici scandaliser tout citoyen de gauche qui n'a pas renoncé à lier la politique à une certaine éthique ou morale. D'une part il y a le comportement inadmissible de ce gouvernement qui fait, par étapes successives, le contraire de ce qu'il avait promis de faire dans des domaines importants lorsqu'il a été élu: c'est à la fois une trahison mensongère rarement atteinte à gauche (même par F. Mitterrand autrefois) et un déni de démocratie, surtout si l'on songe que ces revirements grandissants se font sans que le parlement soit véritablement consulté, ce qui transforme notre régime présidentiel actuel en véritable autocratie, même si les règles juridiques de notre constitution sont respectées. A ce simple niveau, on ne soupçonne pas ou, plutôt, l'équipe qui nous gouverne ne soupçonne pas le mal qu'elle fait à l'idée même de politique, qui renvoie au gouvernement de la "polis", de la Cité par elle-même: elle la discrédite, nourrit un peu plus l'abstention et alimente le "tous pourris" dont le FN (qui ne l'est pas moins) ne cesse de profiter électoralement: souvenons nous que c'est sur les ruines de la démocartie sociale que la fascisme, en général, naît! Mais d'autre part, il y a le choix qui est fait avec un rare cynisme ou une rare inconscience: celui d'un capitalisme érigé en "horizon indépassable de notre temps" (pour inverser une célèbre formule de Sartre), alors même que celui-ci, à l'heure de sa mondialisation à laquelle les "socialistes" souscrivent sans le moindre esprit critique, fait la preuve de son inhumanité à travers les multiples dégâts qu'il entraîne: chômage, pauvreté grandissante des classes populaires alors que les riches s'enrichissent d'une manière indécente, inégalités croissantes par conséquent, attaques contre les services publics et contre les droits sociaux acquis (voir l'atteinte au Code du travail), donc régression extraordinaire vers un état social du capitalisme que l'on croyait défitivement dépassé et ce, à travers même sa "modernisation" et son expansion. Sans compter la diffusion d'un modèle de civilisation, donc de vie collective et individuelle, fondé sur l'individualisme concurrentiel, l'appât du gain - c'est ce même Macron qui a souhaité que les jeunes aient pour idéal le fait d'être milliardaire!-, la marchandisation de tous les domaines de l'existence, culture comprise, et, last but not least, la crise écologique dont le capitalisme est l'origine.
Or, il faut le clamer haut et fort: tout cela est à l'opposé de l'idée socialiste (à défaut de dire communiste) et des valeurs humanistes universelles qu'elle implique.Je les rapelle tant notre époque est en proie à l'amnésie dans ce domaine et à un vrai un phénomène de "démoralisation", de perte des repères moraux en politique: fin de l'exploitation du travail, respect de tout être humain dans ses droits essentiels et multiples, énoncés en 1946 et intégrés à notre constitution (travail, santé, repos, congés, retraite, rôle actif des syndicats, éducation, culture, etc.), économie basée sur l'association, voire l'émulation, certainement pas sur la compétition ou la concurrence sauvage qui impliquent toujours des perdants, partage des richesses, souci du "commun" et de formes collectives de propriété, épanouissement de l'individualité de chacun largement ravagée aujourd'hui par les inégalités économiques, etc. Bref, et pour reprendre ici Jaurès et non Marx, s'il s'agit de "comprendre le réel" et d'en tenir compte, ce n'est pas pour s'y résigner ("no alternative"), mais c'est pour "aller à l'idéal" - cette dimension d'idéal sans laquelle on ne peut vouloir transformer le monde et qui est rigoureusement absente de la politique de nos gouvernants. Elle a été remplacée par une vision (et une pratique!) de la politique qui est tout à la fois gestionnaire, pragmatique, techniciste, comptable, dans laquelle l'idée de croissance a remplacé celle d'une juste répartition des biens disponibles, et où, pour résumer, c'est l'idée de "profitabilité" qui est au premier plan. Or celle-ci est bien au coeur de la production capitaliste, à court comme à long terme, elle constitue le "veau d'or" devant lequel on s'incline aujourd'hui et elle révèle à quel point la politique gouvernementale est, tout simplement et très largement, au service des intérêts des capitalistes... sans le dire vraiment, sauf par la bouche de Macron
On m'objectera que nos gouvernants avancent l'exemple de pays voisins où les choses seraient moins pires, par exemple le chômage, parce qu'on y a tourné le dos à tout idée de socialisme. Or c'est là une véritable imposture matraquée par nos dirigeants, Macron et Valls en tête, et relayée par des médias serviles. Qu'il s'agisse de l'Allemagne ou de l'Angleterre, exemples de libéralisme les plus cités, on oublie de signaler que la diminution du chômage s'est payée d'une multiplication des petits boulots vouant les travailleurs à une précarité insupportable (en Angleterre on peut y travailler un jour sur sept!) et à un niveau de vie désastreux pour beaucoup d'entre eux, avec, en plus, une régression sociale généralisée, y compris en Allemagne où l'alliance du SPD et de Merkel s'est traduite par de véritables contre-réformes. D'ailleurs, même le président du SPD vient de critiquer violemment la politique austéritaire de l'Europe aux mains de la finance allemande (et internationale!), politique qui est non seulement malfaisante sur le plan humain mais, tout autant, contreproductive économiquement et que l'on veut imposer à l'Europe entière, Grèce en tête.
Non, ce discours que Macron claironne, avec les applaudissements de la droite, en y voyant la voie d'un renouveau (lequel au fait?), n'est qu'une idéologie de substitution visant à remplacer l'idéal socialiste... car le socialisme (et a fortiori le communisme pour ceux qui y croient) est aussi un idéal à teneur morale universaliste et pas seulement une organisation plus efficace de la production que l'histoire rendrait indispensable (ce qu'il est aussi selon moi). C'est dire que son paradigme, quelles que soient les objections anthropologiques qu'on peut lui adressser (c'est un autre débat concernant la nature humaine), devrait nous interpeller tous et qu'il demeure pleinement valable au 21ème siècle, dès lors qu'on l'a bien distingué de ce qui s'est fait frauduleusement en son nom à l'ère soviétique. Mais l'inculture profonde de nos dirigeants (et c'est aussi celle des dirigeants de droite) les empêche de penser ce point, comme elle les empêche de penser tout court: quels sont ceux qui ont un tant soit peu lu Le Capital? Formatés dans les mêmes grandes écoles, fabriques de reproduction des élites ou de ce que Bourdieu (qui les surpassait tous en matière d'intelligence des rapports de domination et du malheur social) appelait la "noblesse d'Etat", fonctionnant dans l'entre-soi, échangeant leurs rôles selon les aléas de la politique, capables donc de passer de la gauche à la droite (et vice-versa) sans le moindre remords ou scrupule, ils ont renoncé à toute vision morale de la politique (comme à toute conception du monde et l'homme susceptible de la justifier) et sont devenus indifférents au malheur humain tel que le secrète la société. Faute de vouloir ou de pouvoir être des "politiques moraux" au sens que Kant donnait à cette expression dans son Projet de paix perpétuelle - à savoir des politiques habités par une exigence morale et tenant à la mettre en oeuvre concrètement dans l'histoire -, ils se sont transformés en "politique moralistes" (autre formule du philosophe allemand qu'il oppose à la première), c'est-à-dire en politiques qui se fabriquent une pseudo morale au service de leurs intérêts ou de leur ambition, laquelle, en réalité, n'a rien à voir avec la morale mais tout (je traduis) avec une idéologie intéressée et égoïste qui cache ses motivations réelles. Cynisme ou inconscience? suggèrais-je plus haut. Je dirai pour finir: les deux, réunis ici dans une même personne, Macron.
Yvon Quiniou