Le droit de critiquer les religions
Texte légèrement corrigé
« A-t-on le droit de critiquer les religions ? Oui, absolument. » Tel est le propos que Maurice Ulrich, chroniqueur de qualité dans « L’Humanité », vient enfin de tenir dans ce journal, suite à l’énorme scandale de la pédophilie dans l’Eglise catholique qui vient d’éclater publiquement. Je dis « enfin », car ce journal retrouve une ligne de non-complaisance à l’égard des religions qu’il avait un peu perdue, y compris à l’égard de l’islam… comme l’ensemble de la gauche au demeurant. Je voudrais donc le commenter brièvement, dans la ligne de ce que j’ai déjà écrit sur ce sujet, mais qu’il est bon de rappeler aujourd’hui.
Disons simplement que cette critique est inscrite dans la philosophie depuis les Lumières (Spinoza, Hume, Diderot, Condorcet, Rousseau, Kant) et qu’elle s’est d’abord manifestée directement au nom de la raison théorique et pratique : elle a dénoncé alors le contenu irrationnel du contenu des croyances religieuses (voir le thème du « pêché originel », la création des espèces, le statut de la femme, etc.), mais aussi l’aspect déraisonnable des pratiques religieuses, comme l’importance donnée au culte pour le « salut de l’âme » indépendamment de la moralité individuelle (voir Kant), la domination assumé sur la femme au nom de sa soi-disant infériorité et de sa culpabilité dans le "péché originel", etc. Mais cette approche a été suivie d’une autre, elle aussi rationnelle et raisonnable, assumée par les penseurs à partir du 19ème siècle (Feuerbach, Marx, Nietzsche, puis Freud) dont l’optique était très différente : il s’agit d’expliquer les religions en tant que phénomènes humains, ayant donc leur origine dans l’homme – « Ce n’est pas la religion qui fait l’homme, mais l’homme qui fait la religion » – et non dans une transcendance hypothétique, et ce sur une base soit psychologique, soit historico-sociale, ou les deux à la fois, sachant que, du coup, la conscience de soi de la foi (avec ses contenus divers d’une religion à l’autre) est une conscience illusoire et donc, ici, fausse. Mais cette explication était aussi critique sur un plan qu’on doit dire moral (et pas seulement théorique) : la religion illusion qui enferme l’homme dans ses rêves (Feuerbach), la religion expression d’une détresse sociale qui, par ses compensations imaginaires, détourne l’homme de lutter contre elle et contribue à l’aliéner (Marx), la religion comme éthique hostile à la vie (Nietzsche), la religion enfin comme expression d’un psychisme infantile inconscient, voir maladif, et qui perturbe la santé de l’être humain en croyant l’améliorer (Freud). A quoi on ajoutera sans hésitation le rôle éminemment réactionnaire de toutes les religions : non seulement leurs conflits incessants entre elles pour dominer les esprits, mais aussi l’apport apporté aux pires régimes politiques de l’histoire (je ne développe pas), hormis quelques cas où elle pu inspirer des mouvements politiques progressistes, comme la « théologie de la libération » en Amérique latine, vite étouffée au demeurant.
Or c’est bien dans ce cadre critique général qu’il faut comprendre ce qui est arrivé dans l’Eglise catholique depuis longtemps et qui est enfin révélé au grand jour. Cela met en cause le célibat des prêtres et des religieuses, qui est à double signification : 1 D’une part il s’appuie sur une dévalorisation de la chair, de la sexualité très précisément, explicitement énoncée dans la doctrine sinon chrétienne, en tout cas catholique : la sexualité est censée éloigner le croyant, en l’occurrence l’homme d’Eglise, le prêtre, de l’amour de Dieu, qui doit être son objet privilégié, sinon exclusif, ce qui lui garantit l’accès au bonheur supraterrestre. Cette dévalorisation est humainement et moralement scandaleuse, portant atteinte à la nature de l’homme et voulant l’atrophier, et elle justifie le jugement de Nietzsche voyant dans la « morale » religieuse une « anti-nature », quasiment criminelle et ce, au-delà de la seule sexualité puisque visant le corps dans son ensemble, avec toutes les satisfactions qu’il peut légitimement nous apporter. 2 Or cela a aussi des conséquence terribles dont le scandale actuel révèle la réalité. En niant la valeur du corps et du plaisir sexuel, en récusant paradoxalement dans sa « morale » une sexualité qui est pourtant présente en tout homme (et toute femme !), en lui refusant de se réaliser normalement par le célibat imposé, en la refoulant donc, elle a entraîné les membres de l’Eglise catholique à la satisfaire secrètement en son sein sous une forme homosexuelle (ou lesbienne pour les religieuses, on le sait) et, à l’extérieur sous la forme atroce d’une pédophilie que leur pouvoir « spirituel » leur permettait d’exercer auprès de leurs ouailles enfantines, qui « n’en pouvaient mais ». Double scandale, donc : une morale officielle inhumaine et une négation hypocrite de cette morale dans les comportements, prenant aussi la forme d’un abus de pouvoir.
Conclusion : oui, il y a non seulement un « droit absolu » de critiquer les religions à de multiples points de vue – droit qu’une philosophe de droite, Chantal Delsol récuse à sa manière au nom d’un christianisme imaginaire et fantasmé dans ses vertus (comme récemment J.-L. Marion), mais cela constitue un devoir qui doit être accompli tout simplement par humanisme. On ne saurait par conséquent respecter cette religion dont Russell, philosophe rationaliste et progressiste, disait justement qu’elle est « un facteur de mal pour l’humanité ». Cette position normative ne relève en rien d’un dogmatisme antireligieux, sectaire ou idéologique – accusation que j’entends souvent, y compris à mon égard. Elle relève seulement d’un souci de l’humain poussé au plus haut point. Il faut aimer les hommes, avant de songer à obéir un quelconque Dieu d’Eglise, en général incompréhensible ou néfaste.
Yvon Quiniou