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Billet de blog 8 janvier 2022

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Conche, un grand philosophe singulier de notre époque

Un livre entier, consacré à Marcel Conche et contenant des livres complets de lui, est en voie de parution. Il en montre les études d'histoire de la philosophie antique, mais aussi l'orientation philosophique naturaliste et, tout autant son intérêt pour la morale, non séparée de la politique. S'y ajoute un amour de la nature et de son respect, qui rejoint le souci écologique contemporain.

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                        Conche, un grand philosophe singulier de notre époque 

Il serait impardonnable de ne pas signaler la parution prochaine d’un livre de Marcel Conche, que j’ai composé et préfacé, dans la collection « Bouquins » de chez Robert Laffont : Marcel Conche, L’infini de la nature, et de ne pas le présenter brièvement car c’est bien le plus grand ou, en tout cas, le plus original philosophe encore vivant de notre époque (il va vers ses cent ans). Mais il faut préciser le statut d’un tel livre dans cette collection : il réunit des ouvrages complets de lui (pas tous bien entendu) et cela permet de s’en faire une idée assez complète, dès lors qu’on aime la philosophie authentique et non ce que j’appelle la philodoxie ou amour des opinions.

Sans pouvoir en reproduire tout le détail, je tiens à en présenter les lignes directrices, qui organisent le livre. D’abord il y a l’historien de la philosophie qui a enseigné à Lille, puis occupé la chaire de métaphysique de la Sorbonne, en professeur passionné et passionnant, et qui s’est intéressé en priorité à la philosophie antique dont il est devenu un spécialiste reconnu. Avec pour centres d’intérêt en particulier Héraclite et Epicure. Du premier, il en a réédité ses Fragments dans une édition recomposée et commentée et ce que qu’il en retient, c’est sa préoccupation du temps qui l’obsèdera toute sa vie : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », ce qui non seulement nous offre une nouveauté permanent liée au devenir, mais nous mène à la mort, in fine. Mais il y a aussi Epicure et son naturalisme intégral : il y a une nature objective hors de nous, mais dans laquelle nous sommes inclus et dont nous dépendons. Cela fait de Conche un naturaliste, mais non, curieusement, un matérialiste et c’est le seul regret que suscite en moi sa position philosophique ! Il y a selon lui un « esprit » humain qui, apparemment, n’est pas matériel et qui, du coup dote l’homme d’une liberté : on comprend que les sciences humaines n’aient pas sa faveur et, spécialement, Freud… ce qui mérite un débat que j’ai eu avec lui, mais sans le faire céder sur cette double position ! Enfin, il y a aussi l’originalité de celui qui a écrit un livre sur Montaigne, Montaigne ou la conscience heureuse, chez qui il retrouve, en dehors du souci du  bonheur, l’existence d’une nature englobante et changeante, qui fait de nous une parcelle provisoire  du réel : « Nous ne sommes qu’un éclair fugace dans la nuit éternelle du temps »  rappelle-t-il : phrase que Conche reprend à son compte et cite souvent, phrase magnifique et qui est celle d’un philosophe et non seulement d’un écrivain, statut que Conche aura su le premier lui conférer !

Mais il y aussi le philosophe théorique dont la spécificité est de déployer son « orientation philosophique » (c’est le titre d’un de ses livres) en s’appuyant sur l’histoire de la philosophie, en s’en inspirant tout en restant original, ce qui n’es pas fréquent à ces deux titres. On retrouve alors son naturalisme qu’il faut mettre en lumière tant il est métaphysiquement singulier. Car il pose donc l’existence d’une nature infinie, incréée et éternelle (avec d’autres univers possibles en dehors du nôtre) mais dont le statut intellectuel est étonnant. D’abord elle exclut l’existence de (d’un) Dieu et cela fait de lui un athée déclaré, pleinement assumé, ce qui n’est pas fréquent par les temps qui courent. Il avance, entre autres, deux arguments qui me semblent totalement probants : 1 La souffrance des enfants : un Dieu bon et tout puissant n’a pu créer un monde dans lequel des enfants « innocents » sont voués à souffrir de malheur, de maladie ou d’handicaps ! Je n’insiste pas sur ce point qui lui a valu bien des adversités ! 2 A quoi il ajoute cet argument tout aussi convaincant pour moi, l’incroyant : un Dieu qui est prétendu absolu et infini aurait donc créé un monde qui coexisterait avec lui et lui opposerait donc une limite : où est l’absolu divin alors ? D’où cette idée que, avec la notion de Dieu, nous sommes en présence d’un concept « incompréhensible », ce que je pense aussi. Mais ensuite et tout autant, il y a la manière dont il définit le statut de cette position d’athée résolu. Il déclare remarquablement qu’on ne peut démontrer cette récusation de Dieu, qu’elle est donc « indécidable » théoriquement et encore moins démontrable scientifiquement – point que je partage totalement, même si 99/100 de chances penchent rationnellement en faveur de cette conception. D’où un additif subtil qui lui fait dire à la fois qu’il en est certain subjectivement mais qu’il ne peut l’imposer à autrui faute de preuves universelles. Son « dogmatisme personnel ou subjectif » l’oblige donc à manifester un « scepticisme à l’égard d’autrui », ce qui l’oblige à pratiquer le dialogue dans la tolérance. C’est une preuve de sagesse disons « théorico-pratique ».

Enfin, troisième aperçu sur cette pensée, sa dimension pratique dans laquelle la morale et la politique interviennent explicitement, qu’on laisse souvent de côté alors qu’il a écrit un ouvrage intitulé justement Le fondement de la morale, présent dans ce recueil, et auquel il faut prêter attention vu l’amoralisme qui domine aujourd’hui massivement notre époque néo-libérale. Pour résumer, disons que, bien qu’elle soit celle de Kant dont il revendique les valeurs universelles et universalistes, pour l’essentiel, il fonde la morale sur le dialogue interpersonnel qui fait que, quand on échange, on traite l’autre comme son égal – égalité qui peut prétendre à l’universalité puisque chacun est à même de dialoguer avec autrui, par où l’on retrouve Kant mais sans son sujet transcendantal idéaliste! Une conséquence alors s’ensuit, importante à mes yeux, à savoir que la morale et la politique sont indissociables, l’une devant déboucher sur l’autre et l’autre devant s’inspirer de la première – c’est ici du Rousseau, au point que Conche peut affirmer que « le discours révolutionnaire n’est autre que le discours moral dans sa forme politique ». On comprend que sur cette base il se soit réclamé de la Révolution française, mais tout autant qu’il ait pris parti contre le capitalisme et que, à l’inverse de son disciple Comte-Sponville affirmant que l’économie capitaliste n’a pas à être jugée moralement, il en ait fait, comme moi d’ailleurs, un « système tératologique », à savoir moralement monstrueux. J’ajoute à cette perspective un souci constant de la nature, de sa beauté et de sa dignité.  Il conteste le délire destructeur contemporain et il trouve dans son respect et sa fréquentation paisible de quoi mener une vie sage !

Je m’arrête là. Mais on aura compris, à travers ces quelques éclairages (et j’ai oublié d’indiquer qu’il estimait Marx !), qu’un lecteur passionné de philosophie ou tout simplement en quête de sens, aura de quoi entrer dans un univers intellectuel qui le comblera, même s’il ne peut en accepter tous les attendus. D’autant que Coche s’exprime dans une langue claire, précise et vive, loin de l’obscurantisme dominant dans ce domaine à notre époque, qui n’a d’autre fonction que de cacher la faiblesse de la pensée théorique. Merci donc à la collection « Bouquins » de lui avoir rendu hommage et de nous l’avoir mis, pour une part importante en touts cas, à notre disposition !

                                                                  Yvon Quiniou 

Marcel Conche, L’infini de la nature, Bouquins, Robert Laffont.

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