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Billet de blog 9 avril 2024

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L'amoralisme triomphant en politique

Notre drame aujourd'hui c'est le triomphe de l'amoralisme en politique, dont la gouvernance de Macron est un parfait exemple. Elle lui interdit de se référer à des valeurs morales universelles pour l'inspirer, ce qui la transforme en un immoralisme pratique qui s'ignore. Ce texte en montre les multiples conséquences concrètes et en appelle à un nouveau progressisme en politique.

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                                               L’amoralisme triomphant en politique  

Ce qui est proprement désolant et même désespérant (pour moi) politiquement aujourd’hui, c’est le triomphe de l’amoralisme en politique, à savoir l’oubli des normes morales centrées sur le bien de tous, qui l’affecte dans la plupart de ses domaines, lequel amoralisme se transforme bien entendu en immoralité pratique que l’amoralisme théorique offre l’intérêt de  nier ou d’occulter, la morale n’ayant pas de sens pour ses acteurs.

Je me contenterai ici de parler de la France, le spectacle du monde étant encore plus effrayant et plus large à traiter. Je vais donc évoquer la gouvernance de Macron depuis 2017, s’agissant d’un homme qui a pourtant été l’assistant de Ricœur à l’Université, Ricœur ce philosophe chrétien, très soucieux de morale (je l’ai lu beaucoup et j’ai failli faire ma thèse avec lui), et l’incarnant à sa manière dans son engagement socialiste. Or il suffit, pour commencer et justifier intellectuellement ma critique, de se rappeler son ouvrage-programme Révolution (qui aurait dû s’appeler Contre-révolution) : sa matrice théorique est empruntée au néo-libéralisme à la Hayek et repose sur la conception d’une société composée d’individus dotés de talents naturels et autonomes, voués à la libre concurrence sur le marché du travail, soustraits aux déterminismes du milieu social et à ses inégalités, de telle sorte que ce sont les « meilleurs » qui l’emportent très normalement. Du coup il s’en prend aux rigidités de l’Etat (comme aux corps intermédiaires), refusant son intervention pour qu’il corrige cette situation au nom d’un « justice sociale » qui n’a pas de sens pour lui.

Les conséquences s’ensuivent depuis un mandat et demi de présidence, dramatiques, que je me contente de rappeler et d’éclairer un peu : 1 Une aggravation sans pareil des inégalités sociales, dont il faut comprendre les mécanismes : augmentation par le haut de la richesse, déjà énorme, des riches par l’augmentation de leurs profits productifs et marchands (via le libre échange international) et la réduction de leurs impôts sur la fortune ; mais tout autant diminution  par le bas du niveau de vie des moins riches - salariés et membres des classes moyennes - au point qu’on en arrive à parler de d’une pauvreté grandissante, importante et inédite, rompant avec les acquis d’inspiration socialiste qui avaient pu marquer la France autrefois (avant la déferlante néo-libérale suivant la chute du « Mur de Berlin"). 2 Du coup, et dans la droite ligne de l’inspiration macronienne, une attaque des services publics sous le prétexte scandaleux de réduire les déficits de la nation : l’hôpital public ébranlé au profit du privé ; les transports nationaux de même comme la SNCF, objet de privatisations subtiles et de mise en concurrence avec le privé au même titre que d’autres entreprises nationales ; l’Ecole publique aussi avec des aides et des salaires insuffisants, au point de décourager les candidats à l’enseignement, à un niveau jamais atteint et entraînant l’attraction du privé pour les familles riches (y compris pour l’une de nos ministres !) ; parallèlement, des conditions de travail qui s’aggravent et font souffrir les enseignants comme leurs élèves, avec une laïcité qui est fragilisée. 3 La violence, justement, et pas seulement à l’école : celle-ci flambe un peu partout et pas seulement dans les quartiers défavorisés des grandes villes puisqu’elle commence à atteindre les villes moyennes et on la voit se manifester dans la vie quotidienne à un niveau inter-humain que je n’ai jamais connu jusqu’à présent dans ma vie de citadin ; celle-ci s’exprime aussi dans les trafics de drogue devenus le « soupir de la créature opprimée » à la place, si je puis dire, de la religion et ce avec sa criminalité propre qui est plus qu’un « soupir ». Et l’on peut y déceler aussi une triste crise de l’éducation dans ces mêmes milieux défavorisés ! 4 Cette violence éclate au grand jour dans les rapports de sexe ou de couple, voire de famille : ce n’est pas seulement l’effet d’une médiatisation comme on me l’objecte parfois ou d’une crise du lien religieux (infecté en plus par la sexualité dans l’Eglise), mais la crise des modèles de vie disons « sociaux », due à une marchandisation commerciale de ces mêmes « modèles » centrés sur l’individualisme et dont le cinéma comme la littérature sont à la fois le reflet et le stimulant (je ne citerai personne), crise qui atteint les mœurs  de toutes les classes sociales (je ne cite à nouveau personne). 5 Enfin, il y a aussi la crise spécifique liée à ce qui se passe autour des religions : le retour, même s’il est plus faible en France, d’un sectarisme rétrograde, avec en plus la montée d’un courant islamiste dangereux et parfois meurtrier.

En sens inverse, si je puis dire, il y a une crise idéologique qui atteint la pensée progressiste, non en elle-même mais dans l’écho qu’elle reçoit, y compris dans les médias dominants. Seuls quelques journaux y échappent, dont les journaux communistes (L’Humanité, L’Humanité magazine) qui, je l’avoue me réconfortent beaucoup, ou encore Marianne pour une part, Le Monde diplomatique ou quelques médias audio-visuels comme France-Inter. Cela fait peu dans un paysage d’ensemble qui est à l’opposé d’une forme d’hégémonie, même discrète, du progressisme que l’on a pu connaître dans le passé : pour l’information du lecteur seulement (et non par vanité personnelle) j’ai pu intervenir assez souvent autrefois dans un journal comme Le Monde, à la radio (dont France Culture) ou même à la télévision, alors que cette époque est passée… comme par hasard.

Or ce n’est pas un hasard : cela tient au refus, qui habite Macron et ses relais gouvernementaux ou de droite, d’envisager une culture politique de progrès, inspirée par des valeurs morales universelles sans lesquelles la politique perd tout sens noble (voir Rousseau qui l’a magnifiquement dit) et s’appuyant sur une lecture, scientifique autant que critique, de notre société capitaliste. Or le drame, ou l’indignité s’agissant de notre président, venu de « la gauche » pourtant, c’est qu’il existe encore une culture de ce type, non seulement « encore » mais s’enrichissant de travaux inédits et que l’Université accepte enfin : soit en approfondissant les travaux de Marx ou de ceux qui s’en inspiraient comme Lucien Sève, décédé dans la plus grande discrétion médiatique, Jacques Bidet ou Emmanuel Renault, soit ceux qui lui ajoutent une dimension anthropologique ou morale à travers un renouvellement de la  question de l’aliénation (c’est mon cas, si je puis me citer) ou une ouverture sur un socialisme contemporain ou vers la Chine (eh oui !) comme Tony Andréani. Tout cela pour conclure sur une idée que je ne cesse de défendre depuis longtemps et qui est à quatre cents lieux de l’éthos de Macron comme de notre monde politique majoritaire : l’oubli, je le répète, de la morale en politique - cette morale politique que non seulement Rousseau mais Kant, tous deux philosophes des Lumières, mettaient à la base de leur engagement philosophique dans ce domaine : Rousseau avec la République et Kant avec son étonnant projet d’une « Paix perpétuelle » mettant fin aux conflits au sein des nations et entre les nations : voir sa traduction avec la SDN dont il fut l’annonciateur ! Le marxisme en aura pris le relais pour concrétiser cette dimension normative universelle (que certains chrétiens ont pu et pourraient encore admettre) car les réticences de Marx pour reconnaître de plein droit la morale pour cause d’utopie ou d’idéalisme impuissant ne résistent pas à l’examen de son œuvre : celle-ci ne se contente pas d’expliquer le système capitaliste mais elle le critique pour toute la charge d’inhumanité qu’il comporte, y compris en termes de souffrance vécue (voir mon dernier livre) et exigeant son dépassement. Or « critiquer » et « exiger » sont bien ici des attitudes morales ! C’est tout cela à quoi Macron est aveugle ou indifférent par son amoralisme : il est dans une vision économiste ou productiviste de la vie sociale où la finance est la valeur suprême (il en vient, il la nourrit et il y retournera) - valeur qui est une non-valeur morale absolue. Voilà où mène l’amoralisme en politique !

                                                       Yvon Quiniou

NB : Pour illustrer cela on peut lire mon livre La souffrance éclairée par la raison (L’Harmattan), où il est question de la souffrance individuelle mais aussi de la souffrance collective que la politique doit prendre en charge.

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