La désastreuse démoralisation collective
Le terme de « démoralisation » qui va intervenir dans ce propos à la fois critique pour une part, désespéré (je l’avoue), va avoir deux sens successifs : ce qui se passe dans notre vie politique collective nationale et mondiale et, ensuite, l’effet de démoralisation que cela induit.dans la population.
Le premier sens concerne l’abandon de la morale en politique, à savoir la mise hors-jeu de l’impératif de l’universel que le refus des privilèges illustre - un privilège n’est pas unversalisable par définition - ou celui du respect de la personne humaine qui interdit de traiter l’autre comme un moyen au service de nos propres fins, comme dans l’exploitation des êtres humains, tout cela ayant été dit définitivement par Kant avec ses prolongements dans la politique internationale de paix qui était la sienne. Or nous assistons depuis au moins une quinzaine d’années en France, pour la politique nationale, avec Hollande d’abord, puis avec Macron, à un abandon de la social-démocratie : dans son sens originel de passage démocratique au socialisme (voir Jaurès) avec les acquis de 1936 et ceux du CNL à la libération, prolongés d’ailleurs par Mitterrand en 1981 et interrompus en 1983 ; mais, tout autant, en tant que projet d’améliorer socialement le capitalisme. Celui qui a le mieux (ou le plus mal !) participé à ce renoncement c’est Macron, qui l’a théorisé dans son livre-programme Révolution : sa vision de la société est économiquement libérale, fondée sur la libre entreprise et donc la propriété privée de l’économie, donc aussi sur l’individu et la compétition des individus avec leurs mérites dits naturels (Macron ignore les classes sociales et leur influence sur les hommes) et enfin sur l’efficacité productive (c’est son maître-mot) : celle-ci produit une richesse destinée, une fois accumulée au sommet de la société, à ruisseler automatiquement vers le bas (les producteurs) sans que le moindre impératif moral de justice intervienne. Bravo donc le cynisme ou, si l’on préfère et comme je le dis souvent, l’immoralisme déguisé et nié en amoralisme.
Or cette politique se traduit aujourd’hui en un désastre dont je me contenterai de signaler des aspects graves et proprement inhumains dans ses effets : augmentation des inégalités pour les riches en haut, dont la richesse augmente à un niveau rare et affectant les pauvres en bas, de plus en plus pauvres et dont le niveau de vie baisse (je passe sur les chiffres) ; fuite des capitaux vers des pays où le prix du travail est moindre, ce qui crée du chômage (variable il est vrai) ; du coup, baisse de la richesse française globale qui entraîne des sacrifices pour les classe populaires et même moyennes dont on n’a pas connu l’équivalent depuis longtemps ; attaque contre les services publics tous azimut : santé, hôpitaux, remboursement des médicaments, école dont les crédits sont diminués, privatisations partielles ou rampantes (voir la SNCF), etc. ; subordination à l’Europe et à ses partis-pris libéraux capables de casser ou de vouloir casser des avancées sociales françaises et prenant des choix anti-écologiques spécialement dans l’agriculture ; mais des choix tout aussi anti-écologiques par une ouverture aux marchés mondiaux avec des pays sous-développés et des échanges catastrophiques pour l’environnement naturel du fait de l’énergie dépensée (je viens d’écrire un bref livre qui le démontre avec précision) ; développement d’une culture mercantile et d’une médiatisation commerciale à son service, y compris celle des journaux ou des médias audio-visuels ; atteinte du sport par celle-ci qui le dégrade à un niveau rare tout en abîmant les sportifs d’une manière grave et qui défigure le sport lui-même. Et l’on pourrait ajouter, autre rubrique : la dégradation morale des hommes politiques qui atteint un niveau rare : goût du pouvoir et de la carrière individuelle, de la gloire aussi (voir Macron au plan international), dividendes illégaux perçus (voir Dati), rivalités ravageuses, etc. Je m’arrête là délibérément (on pourrait en écrire tout un livre).
Mais je dois ajouter tout de suite l’autre aspect de la démoralisation à savoir l’atteinte au moral d’une grande partie de la population et qui n’est jamais parvenue à un tel degré, au point que nombre de journaux se sentent contraints d’en parler. Il suffit de discuter au quotidien avec les gens pour constater leur pessimisme, pessimisme renforcé par une violence au quotidien dans les rapports journaliers, et pour des points de détail, qui devient inédite. Mais cette violence ne s’en tient pas là : est-ce un effet de la médiatisation des incidents dramatiques qui surviennent, je n’y crois pas… sauf si on a envie de se rassurer. Grand lecteur de journaux, y compris de mon journal local, je constate une augmentation dramatique de cette violence : agressions et crimes liés aux trafics de drogue entre bandes organisées, violences familiales avec meurtres entre conjoints et même infanticides, dégradation aussi des rapports amoureux, violence incluse aussi : je n’ai jamais dans ma vie été le spectateur public de pareilles choses. A quoi s’ajoute au autre fait inédit et dramatique : l’inquiétude des jeunes, y compris en dessous de 15 ans, qui prend la forme de troubles psychiques anxieux, avec tendances suicidaires, dont bien des psychiatres et instituts psychiatriques s’inquiètent officiellement sans que les pouvoirs publics s’en préoccupent pour les guérir ou les anticiper. A quoi s’ajoute aussi, comme cause partielle, les structures familiales en crise, avec en particulier la monoparentalité dont les enfants font les frais. Or derrière tout cela il y a selon moi une crise à la fois morale et éthique des valeurs de vie à une époque où la religion est en crise, mais pas partout : elle véhiculait, il est vrai, des valeurs anti-vie extrêmement nocives pour une large part - et je n’ai cessé de les combattre dans de nombreux livres dont je partage toujours et pleinement les convictions au nom de l’humanisme universaliste ; mais force est de constater que là où elle s’amenuise ou s’effondre, rien n’est venue la remplacer ou si peu pour assurer le lien humain, sachant que « religion » vient du latin « religare » qui veut dire " relier" et que rien ne l’a remplacée, par exemple dans son impératif chrétien « Aime ton prochain comme toi-même ! ».
On aura compris pour conclure sur ce point qu’il y une absolue urgence à ce que la politique retrouve son lien essentiel et non superficiel ou de façade à la morale, ce lien qui fait que « l’une n’est pas compréhensible sans l’autre », comme l’a déclaré superbement Rousseau…et comme Kant l’a mis en pratique dans sa philosophie politique visant la paix entre les hommes et les nations (il a anticipé la SDN), au-delà de leur « insociabilité » ! Le seul problème, mais énorme, est que cet idéal normatif doit être confronté à la réalité des choses telle qu’il faut la comprendre hors de tout idéalisme philosophique, avec, je le dis tout net et quitte à être contesté vivement, voire injurié (j’ai l’habitude), l’appui ou le fondement de la pensée de Marx. J’en ai déjà parlé dans de nombreux livres et ici même, mais j’y reviens car c’est essentiel pour mon problème, mais qui est le problème de tous. Car on ne saurait envisager de moraliser la réalité et la conscience que l’on en a sans tenir compte, de ce qu’elle est objectivement et critiquement. Or sur ce double plan, je m’excuse de le dire ainsi, seul Marx nous en a apporté une conception à la fois vraie scientifiquement contre l’idéologie de son temps et aussi contre les idéologies à venir, trop présentes aujourd’hui, mais aussi contre l’appréhension normative positive qui règne aujourd’hui à l’égard de notre actualité. 1 Sur le plan objectif et pour aller très, très vite, il a révélé l’existence des classes (depuis longtemps), la propriété privée capitaliste qui les fonde, l’exploitation du travail pourtant producteur des richesses et, enfin, le malheur social de la majorité, avec des degrés divers, certes mais toujours là, avec une aliénation globale qui les empêche d’être les auteurs conscients, libres donc, de leur histoire. 2 Mais tout autant et par-delà la dénégation qu’il en a opérée et contredite par Engels, son analyse était aussi critique, porteuse d’un sens moral implicite non assumé par lui alors qu’il habite implicitement ses concepts scientifiques ou objectifs : exploitation, extorsion de la plus-value, soumission du travail prolétarien, pénibilité de celui-ci, inégalités insupportables de richesse et de vie hors-travail entre les classes et les hommes qui les composent, etc. Or tous ces termes ne sont pas seulement objectifs et donc neutres, relevant d’une seule compréhension scientifique du réel dont on pourrait faire ensuite n’importe quoi : ils engagent une dénonciation morale implicite qui nous interpelle et nous commande, si on les entend, de réagir en faveur d’une société post-capitaliste où l’intérêt individuel d’une minorité possédante ne serait pas seul satisfait.
Le problème, à nouveau, c’est que l’idéal communiste qui est ici sollicité, a été défiguré par ce qui s’est fait en son nom en URSS (et par le début de la révolution chinoise ensuite). Or cette nouvelle catastrophe démoralisante, idéologique cette fois-ci, à savoir la révolution soviétique initiée par Lénine et défigurée ensuite par Staline, ne saurait être dite « communiste » et se réclamer de Marx : ni dans ses conditions objectives ou matérielles de départ absolument indispensables, le capitalisme développé avec un prolétariat majoritaire ; ni dans sa forme politique nécessairement ou impérativement démocratique - celle, comme le dit le Manifeste, « de l’immense majorité » et pas seulement « dans son intérêt ». Or rien de cette inversion des choses préconisées pourtant par Marx n’a été véritablement compris en tant que « contresens en actes(s) » de l’idée (ou idéal) communiste. Et c’est bien là ce qui est profondément démoralisant, pour moi d’abord en tant qu’intellectuel qui constate que partout ce contresens règne sur les esprits, y compris autrefois chez Hannah Arendt capable d’unifier verbalement le fascisme et le communisme sous l’étiquette de « totalitarisme », propos repris aujourd’hui par la grande masse des commentateurs politiques, sans vergogne ! Et du coup cette erreur répandue a pour effet de détruire l’idéal politique combatif et mobilisateur en faveur d’une société meilleure absolument, suscitant même des réflexes d’extrême droite très dangereux et que la France n’avait pas connus puis la fin de la deuxième guerre mondiale. Oui, une démoralisation de masse est là, hélas, présente aussi dans d’autres pays européens ! Dans cette même France, et malgré tout, il y a une exception qui fait face à cette situation : une gauche plus ou moins unie, celle du NFP, qui avait la majorité relative il y a un an au Parlement et dont le « démocrate Macron » n’a pas tenu compte, mais qui peut incarner un avenir « remoralisant » si elle est capable de rester unie dans toute ses composantes… hors de toute ambition de carrière de untel ou untel. Vive la morale en politique, cette fois-ci, et donc le moral pour le grand nombre !
Je m’arrête là, délibérément, alors que cette même réflexion aurait pu pointer, à un niveau encore plus grave, ce qu’il se passe dans le monde aujourd’hui, impensabe il y a une trentaine d’années : une société internationale démembrée, en proie à des conflits guerriers de toutes natures sur fond d’intérêts économiques, « politiques-nationalistes », mais religieux aussi dans un sens rarement progressiste et révélant ici l’imposture humaine des religions réelles ; à quoi s’ajoute le déferlement d’un capitalisme mondialisé et trans-national brisant l’autonomie des nations, avec en plus le pouvoir américain d’un Trump totalement fou et incohérent mais avide de puissance comme jamais un dirigent américain ne l’a été à l’échelle du monde et dans son pays…et hors de toute morale authentique, lui aussi. La seule lueur d’espoir et de quoi redonner un peu de moral , un peu mais réel, c’est bien le « Sud global » dynamisé par la Chine dont il serait bien de souligner ses qualités spécifiques aujourd’hui, « sans œillères » et à l’échelle du monde. Mais cela demanderait un tout autre article !
Yvon Quiniou