Michel Onfray a accepté de se faire interviewer par le journal très à droite Le Figaro, dans lequel je n'accepterai jamais d'intervenir, n'écrivant ponctuellement que dans des journaux au minimum progressistes. Passons sur cette première complexité chez quelqu'un qui se prétend encore, avec des prudences de sioux, de gauche. Cet interview a cependant l'intérêt de nous présenter les facettes contradictoires non d'un philosophe, mais d'un idéologue énonçant à la fois des vérités et des contre-vérités.
Car il dit des vérités qui peuvent déranger la bien-pensance socialiste. Par exemple, que la France qui brandit constamment le drapeau des Droits de l'homme dans sa politique étrangère, ne cesse de les bafouer en intervenant au Moyen-Orient comme une banale puissance impérialiste ne songeant qu'à ses intérêts économiques et en soutenant les pires dictatures comme l'Arabie Saoudite ou le Qatar. Ou encore, en déstabilisant des régimes autoritaires, ce qui les livre a un chaos dont profite ensuite l'islamisme radical que l'on prétend combattre. Au passage, il formule une idée que je partage: entre une dictature laïque et une dictature religieuse, il vaut mieux la première (comme c'était le cas en Irak, en Libye et en Syrie) et le passé récent nous a montré que ce type de dictature, outre qu'elle offrait un cadre laïque, ne présentait aucun danger pour l'Occident. On peut trouver ce propos cynique. En fait, il est seulement réaliste: il exclut, hélas, la possibilité à court terme de vraies démocraties dans ces pays, le printemps arabe s'étant transformé en hiver catastrophique, et la question est alors de choisir provisoirement le moindre mal, c'est-à-dire le contraire de ce qu'ont fait Sarkozy, conseillé par l'irresponsable BHL, puis Hollande.
Ses propos sur l'attractivité du Djihad auprès des jeunes, en relation avec la crise de l'école, ne sont pas non plus dépourvus de pertinence, même s'ils mériteraient d'être nuancés ou complétés. Mais ils sont associés à une critique des modèles anthroplogiques proposés par le libéralisme économique ambiant qui est parfaitement juste: comment ne pas voir que l'apologie de la richesse et de l'individualisme concurrentiel, via la montre Rolex comme symbôle d'une vie réussie ou l'affirmation de Macron faisant du rêve d'être milliardaire un idéal de vie pour un adolescent, ne font pas sens, abîment la conscience morale et peuvent orienter, par compensation, les jeunes vers l'héroïsme totalement illusoire ou le communautarisme forcené de l'islamisme?
L'islamisme, précisément. Onfray a le mérite de dire deux choses. D'abord qu'il faut connaître l'islam avant de juger de l'islamisme, donc lire le Coran. Il l'a fait (comme moi) et du coup il peut apprécier le rapport entre islamisme et islam, hors de tout souci politicien. Et sa conclusion est celle que j'ai développée ici même dans un billet qui m'a valu bien des injures et que je reprends dans un prochain essai: pour l'essentiel l'islamisme n'est pas séparable de l'islam, dans lequel il peut trouver une justification doctrinale ou idéologique. Comme l'a dit à peu près J.-F. Kahn, "ceux qui ne voient pas que dans "islamisme" il y a "islam" sont des cons" (sic): bien vu, à l'injure près... et encore! C'est comme si dans "christianisme" on ne voyait pas qu'il y a une référence princielle au "Christ"! Sauf qu'il faut nuancer ce propos d'une manière qui est la mienne et rejoint à nouveau Onfray: non en recourant à la stratégie interprétative qui n'est souvent qu'une manière de sauver la lettre d'un texte religieux fondateur quand elle n'est plus acceptable (scientifiquement ou moralement) en prétendant lui trouver un sens caché, acceptable lui, mais en sélectionnant les textes - ici sourates ou versets - quand ils traitent du même thème et qu'ils se contredisent. Car c'est bien le cas du Coran et, si l'on se livre à un pareil examen critique et objectif (parce que non interprétatif), on s'apercevra que s'il comporte bien des énoncés positifs où l'amour et la paix sont présents, la majeure partie du Coran enferme l'amour dans dans la communauté des croyants - l'umma -, préconise la haine à l'encontre des autres (les infidèles, les incrédules, les polythéistes) et intime l'ordre de leur faire la guerre et de les tuer. Sans compter nombre d'autres procédés barbares comme l'exécution de ceux qui sont coupables du "crime" d'apostasie!
Plus largement, j'appuierai cette analyse par la lecture récente de deux écrivains majeurs (que Onfray ne cite pas) de culture musulmane, Meddeb et Adonis. Le premier (mort il y a un an) entendait réformer l'islam en demandant à ses adeptes d'abandonner des pans entiers de sa doctrine comme la charia, la confusion du temporel et du spirituel, l'inégalité homme/femme, le refus de l'altérité et de l'esprit critique, etc., au point qu'on se demande ce qui peut bien en rester après un pareil travail critque (voir en particulier Sortir de la malédiction. l'islam entre civilisation et barbarie). Le second, grand poète syrien qui a dû fuir son pays et athée radical, condamne totalement le Coran et y voit un texte intrinsèquement violent, guerrier, intolérant et obscurantiste, qu'on doit refuser moralement (voir Violence et islam, qui vient de paraître). Et il formule cette condamnation globale avec une rigueur et une vigueur rares, sans compter un courage exemplaire par les temps qui courent. Tout cela pour dire qu'Onfray avait raison, au temps de son Traité d'athéologie, d'y déceler un "fascisme vert" dont on voit mal comment la République pourrait s'en accommoder tel quel.
Or c'est là que les choses se corsent et que les contre-vérités ou les erreurs de jugement apparaissent dès lors qu'il entend faire directement de la politique. D'abord il propose, pour résoudre la question lancinante de l'islamisme, de rapprocher la République de l'islam (alors que l'on attendrait en priorité l'inverse, si possible) en abandonnant la loi de séparation de l'Eglise (il devrait dire: des Eglises) et de l'Etat qu'il estime "caduque" (sic), et de subventionner un "islam de France" pour mieux l'organiser, le contrôler et le moderniser. Proposition absolument aberrante à mes yeux car elle ouvrirait la boîte de pandore du financement étatique de tous les cultes. Ce serait la fin de la laïcité et le glissement obligé vers le communautarisme, source potentielle de bien de tensions inter-confessionnelles et culturelles. On comprend alors son hostilité à la Libre pensée qu'il affiche régulièrement alors qu'elle a l'immense mérite de défendre avec courage l'exceptionnel modèle français dans ce domaine. On voit ainsi un idéologue irreligieux et qui se veut progressiste tourner le dos à son progressisme. On comprend qu'il ait pu être récupéré apparemment par Daech dans sa propagande! D'autant plus qu'on le surprend brusquement à s'en prendre à la notion de blasphème au motif qu'il ne faut pas toucher au sacré, sachant que chacun a son sacré , "Dieu ou la montre de mon père" (re-sic). On appréciera l'argument et la comparaison! On est ici dans la philosophie journalistique. Il devrait au contraire s'inspirer des propos aussi bien de Meddeb ou Adonis sur la référence à un absolu en politique, surtout quand il est religieux: c'est la matrice même du totalitarisme... ce totalitarisme dont il se prétend, dans la lignée affichée de Camus, l'opposant farouche avec, c'est clair, beaucoup d'inconséquence. Car le seul absolu qu'on doive admettre, de ce point de vue, c'est l'impératif moral du respect de la personne humaine: il nous protège de toutes les dérives totalitaires!
Enfin, il reste son option de gauche. Il la réaffirme sous une forme touchante de sincérité qu'il faut prendre en compte, mais qui est pleine d'approximations. C'est ainsi qu'il fait une espèce d'éloge (je ne trouve pas d'autre expression) du discours politique de Marine Le Pen qu'il considère comme de gauche... oubliant ce qu'il y a d'apparence manoeuvrière dans ce ce discours et ce qu'il tait ou cache, comme la "préférence nationale" ou la xénophobie, le racisme voilé ou encore la défense du petit patronat avec toutes les iniquités dont il est capable sur le plan social. Onfray, qui se veut philosophe, donc critique de l'opinion, se laisserait-il berner par le opinions officielles du FN et oublierait-il aussi les pratiques culturelles anti-démocratiques de celui-ci dans les villes qu'il dirige? Que devient alors le Onfray libertaire, hostile d'une manière obsessionnelle au marxisme (de Marx) sous le prétexte purement fantasmatique qu'il serait dangereux pour la liberté individuelle et qui trouve, à l'inverse, de l'intérêt pour un personnage politique qui s'inscrit dans une tradition où figure l'apologie du nazisme, du fascisme et de la torture durant la guerre d'Algérie? Non, tout cela est bien léger, pour le moins.
Comme est léger ce qu'il dit de la politique du général de Gaulle à la libération, lui attribuant des conquêtes sociales comme le vote des femmes, la Sécurité sociale, etc., oubliant au passage les nationalisations d'entreprises. Sait-il ou ou se souvient-il que tout cela a été réalisé dans le cadre d'un gouvernement où se trouvaient des communistes (très influents à l'époque) et que ces mesures ne faisaient qu'appliquer celles qui figuraient dans le programme du Conseil national de la résistance issu de la guerre, et dont le communistes étaient les principaux instigateurs?
Je m'arrête là, car ces approximations en disent long sur la superficialité de ses prises de position politiques concrètes, pour le moins ondoyantes. Pour ceux qui s'en étonneraient et chercheraient une explication de fond, je leur propose réfléchir sur deux points: 1 Onfray est un adorateur a-critique de Nietzsche, incapable de voir ce que son oeuvre comporte de dangers dans sa partie politique (et ce, indépendamment de son génie par ailleurs): un véritable penseur de gauche - penseur donc et de gauche - ne saurait accepter son idéal élitiste du Surhomme ni sa distinction anthroplogique entre les hommes forts et les hommes faibles... dont je ne sache pas qu'il en ait opéré une critique systématique et approfondie. Serait-il affecté de cécité face aux grands enjeux humains et théoriques? 2 Il se réclame d'une "politique du rebelle" et récuse la morale en politique, décrétée totalitaire. Or il faut se méfier d'un pareil positionnement, même s'il peut séduire: le rebelle n'est qu'une autre version du révolté de Camus et il refuse la révolution... cette révolution dont Marx affirmait magnifiquement dans sa jeunesse qu'elle reposait sur "l'impératif catégorique de renverser tous les rapports sociaux qui font de l'homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable". Onfray est par conséquent du côté de la révolte individualiste sans la morale (pourtant notre seule boussole!), alors qu'il faut être du côté de la révolution collective et humaniste, avec la morale! Ceci explique largement cela!
Yvon Quiniou