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Billet de blog 11 mars 2022

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Ukraine : pour la souveraineté des Etats nationaux

La guerre en Ukraine nous oblige à réfléchir à nouveaux frais sur l'idée de nation. Car il s'agit bien de l'affrontement de deux Etats nationaux et il est étonnant de voir ceux qui condamnent la Russie (à juste titre) défendre l'Ukraine au nom de l'idée de "nation" qu'ils n'ont cessé de critiquer en acceptant sa démolition par le capitalisme transnational!. Il faut donc la réhabiliter.

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     Ukraine : pour la souveraineté des Etats nationaux 

Le drame qui se joue en Ukraine et qui peut ne pas se transformer en tragédie mondiale, aux dernières nouvelles un peu positives, nous invite à réfléchir sur ce qu’il en est des nations aujourd’hui. Or cette problématique a été très mal abordée, et pas seulement après la disparition du bloc soviétique. Car ce qui est en jeu c’est la réalité anthropologique des nations et la souveraineté politique à laquelle elles ont le droit de prétendre, y compris dans notre monde actuel.

La problématique anthropologique

 Celle-ci est donc mal comprise, et même, dans la toute dernière période, par Macron :  celui-ci a dénigré dès 2017 la nation au nom de l’Europe, seul moyen soi-disant pour la France de rebondir économiquement et en considérant que le souverainisme avait partie liée avec le nationalisme ; puis il s’est réclamé tout récemment de l’inverse et il a fait l’apologie de l’idée de « nation » française, de l’enracinement national, non seulement pour relancer notre économie mais, surtout, pour aller pêcher des voix chez les nationalistes d’extrême droite. Mais cette hostilité à l’idée de nation était dans l’air du temps depuis longtemps : dès l’époque où Mitterrand rompit en 1983 avec son projet socialiste pour adhérer à l’Europe, suivi par les prétendus « socialistes » et, surtout, chez les libéraux partisans à tout crin d’un capitalisme non pas « international » mais transnational, imposant son modèle économique venu d’Amérique aux différents pays qu’il dominait et ce sous le couvert  de traités hypocrites qui servaient les intérêts des Etats-Unis – alors que leur nation d’ensemble était, elle,  portée au pinacle par ses dirigeants. On voit alors le double jeu des  responsables successifs de ce pays : à la fois apôtres d’une démocratie revendiquée formellement chez eux et au service d’une nation ambitionnant de dominer, directement ou indirectement, le monde, y compris en bafouant le démocratie ailleurs, comme en Amérique latine avec l’épisode Pinochet, par exemple. J’ajoute que cette position de critique des nations que j’ai évoquée fut aussi soutenue par des partis d’extrême-gauche irresponsables, croyant pouvoir se réclamer d’un internationalisme utopique en prétendant s’appuyer idéologiquement sur la pensée, mais déformée, de Marx.

Car il faut le dire, sous peine de ne rien comprendre à l’enracinement concret des peuples et à ce qu’il faut bien appeler leur identité : la nation est une réalité anthropologique singulière, façonnée par l’histoire qui en fait, à chaque fois, une communauté non seulement d’intérêts, mais de mœurs et d’habitudes de toutes sortes, de préoccupations idéologiques, religieuses aussi (même si on le regrette), d’idéaux spécifiques, de tendances esthétiques, etc., tout cela étant lié à un passé commun qui l’a dotée d’un langue particulière et y assure une communication collective à l’intérieur de ses frontières Ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui nous en offre une preuve à double face : d’une part un pays qui veut préserver une partie importante de son identité nationale contre la menace russe, mais distincte de celle dont se réclame sa composante pro-russe qui se réclame d’une autre identité ; mais d’autre part une Russie dirigée autoritairement par Poutine et qui, lui aussi, se réclame d’une identité nationale pan-russe, largement fantasmée ou, en tout cas, exacerbée et qu’il ne veut pas voir amputée. Deux revendications nationales, sinon nationalistes (j’y reviendrai), donc, dont le conflit prouve la réalité du fait national, mais sous une forme inadmissible, à savoir la guerre. Et l’on peut trouver pour le moins bizarre non que les européens condamnent cette guerre, mais qu’ils le fassent au nom d’une idée qu’ils contestent par ailleurs : celle du respect de la nation.

La souveraineté politique

C’est ici que le problème se complique et même s’aggrave en devenant directement politique et avec une portée universelle. Car ce qui est soulevé dans ce cas, dramatiquement je le répète, c’est la question plus large de la souveraineté, j’ai envie de dire citoyenne, en tout cas politique donc, des nations. Or il faut voir les choses en face : le libéralisme économique, mondialisé largement aujourd’hui, constitue une catastrophe à deux visages, là aussi. D’une part une catastrophe anthropologique, à nouveau, parce qu’il entend, de gré ou de force, imposer son modèle de vie centré sur le commerce et la marchandisation de la vie dans tous les domaines, dans le strict but obsessionnel de la recherche du profit pour une minorité de capitalistes, à n’importe quel prix humain. Je ne détaille pas, l’ayant fait ailleurs, mais je rappelle que J.-F. Revel déjà et il y a longtemps, avait dénoncé le risque que l’impérialisme américain nous impose le règne de « Jésus et de Coca-Cola » ! Je ne vois pas beaucoup d’élites politiques, en dehors de l’extrême-droite et d’une partie de la gauche extrême (Mélenchon, le PC), mais sur une tout autre base, s’inquiéter de ce phénomène carrément civilisationnel dont je ne veux absolument pas en raison de sa médiocrité. C’est dire que l’apologie du commerce, du « doux commerce » disait Montesquieu, censé apaiser les relations humaines par les échanges interhumains et leur utilité matérielle, constitue une imposture : aussi bien en interne au sein de la même nation, que entre les nations, le règne du commerce sans lois morales capables de le régir, nourrit en réalité les conflits, internes et externes. Je n’ai pas besoin d’en faire la démonstration, elle éclate sous nos yeux, sauf qu’il est parfois difficile à  beaucoup de voir et de comprendre ce qui se passe devant nous, surtout quand la majorité des médias nous le cachent parce qu’ils en dépendent et en sont les complices : voir l’abondance invraisemblable de la publicité commerciale dans les journaux, y compris dans ceux qui, autrefois, y échappaient comme Le Monde et de nombreux hebdomadaires, ou encore dans les médias audio-visuels, y compris dans les médias publics ! L’éthique, sinon la morale, de la simple information y a tout simplement disparu ! On comprend, au vu de tout cela, que Rousseau, à l’inverse, ait pu déjà affirmer que l’histoire abîme les hommes en nourrissant leur concurrence et donc leur conflictualité, et que Marx, bien entendu, comme tous les partisans du socialisme, ait dénoncé les lois du « marché », du fait des conflits non seulement nationaux mais internationaux que celui-ci entraîne.

Mais d’autre part, et c’est tout aussi grave, il y a la dimension directement politique de cela : la domination mondiale de ce libéralisme économique (hormis en Chine, pour une part) entraîne une perte de souveraineté politique des nations qui sont noyées dans les échanges internationaux et les traités qui les ligotent. C’est pourquoi ( j’en ai déjà parlé) il ne faut pas parler d’un internationalisme capitaliste (même si je parle moi-même, pour aller vite, d’échanges « internationaux ») mais d’un transnationalisme capitaliste qui impose son diktat aux dites « nations » et rompt avec la démocratie qui devrait régner à ce niveau aussi. Je rappelle que Jaurès, authentique socialiste (sinon communiste par avance) et authentique internationaliste (le terme convient parfaitement ici) affirmait que « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie (= la nation – Y. Q.), beaucoup en rapproche ». C’est dire à quel point il valorisait la nation tant sur le plan anthropologique que sur le plan d’une citoyenneté mondiale. Ce faisant il rejoignait parfaitement la philosophie politique de Kant, ce grand penseur d’une morale universelle et universaliste, se prolongeant inévitablement en politique – au point qu’il a milité intellectuellement pour une Société des nations, ancêtre de la SDN qui a malheureusement avorté (à cause des E.-U., eh oui !). Il l’avait déjà projetée dans son essai Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique et il en a précisé les contours dans son Projet de paix perpétuelle qui imposait, bien entendu, de respecter l’autonomie des nations et entendait faire régner la paix « internationale » – en l’occurrence : inter-nationale (avec un tiret). Mais cela impliquait que la morale commande à la politique et non que celle-ci se façonne une morale à sa convenance, à savoir au service des pires défauts humains, dont l’ambition et le désir d’hégémonie des hommes  politiques ou d’Etat font partie ! C’est ainsi que la « sociabilité » humaine (comme il disait) l’emportera progressivement sur l’« insociabilité », qu’il croyait pourtant naturelle !

On aura compris, pour finir, que cette brève réflexion qui mériterait tout un ouvrage (auquel je me consacre présentement), ne nous a en rien éloigné de notre actualité. Car ce qu’il se passe en Ukraine, face à la violence nationaliste, sinon impérialiste, de Poutine, est aussi l’effet d’une politique elle-même impérialiste (sous des dehors formels démocratiques) que l’Occident capitaliste mène dans le monde et tente de mener jusqu’au bout (même si les USA semblent en retrait à cause de la Chine), et dont l’Otan est un instrument, qui ne s’avoue pas, en Europe. C’est pourquoi il faudrait bien que la France la quitte un jour pour retrouver sa souveraineté politique dans le respect de celle des autres nations et la faire respecter aussi par celles-ci. Oui donc à la morale comme instance inspiratrice de la politique nationale et internationale, à la fois impérative en droit et indispensable de fait si nous voulons éviter une nouvelle catastrophe qui pourrait se profiler à nouveau dans le futur, après la crise ukrainienne – y compris au plan écologique, bien entendu : toute guerre étant aussi anti-écologique.

                                                               Yvon Quiniou

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