On aura tout vu sous ce gouvernement dit "socialiste", désormais à l'agonie. Voici que son ministre de l'économie, E. Macron, vient de créer un parti, "En marche", qui se dit "ni de droite ni de gauche", alors même que son initiateur continue de se prétendre "de gauche" (voir le JDD du 10 avril). Il anticipe ainsi sa volonté personnelle d'être un jour au sommet de l'Etat, tout en s'enferrant dans des ambiguïtés sémantiques insolubles: comment comprendre l'association de ces deux identités affichées au sein d'une démarche politique cohérente, c'est-à-dire dotée de sens? Retenons la première ("Ni de droite, ni de gauche"), la seconde ("Je suis personnellement de gauche") étant purement politicienne, et revenons une dernière fois sur ce positionnement, après un long billet que je lui ai déjà consacré. Que veut-il dire?
Il s'agit pour lui de réformer la politique de fond en comble, de sortir des schémas établis et, spécialement, de l'alternative "socialisme ou capitalisme", jugée archaîque et dépassée... dans le sillage idéologique de Valls. On n'en sait guère plus sur le contenu de ce cadre programmatique, sauf que nous connaissons déjà ce que Macron propose et met en oeuvre dans le gouvernement actuel dont il impulse l'orientation économique: une politique favorable au patronat, avec ses décisions multiples pour stimuler l'offre en sacrifiant la demande - ce qui est, de toute façon contre-productif puisque c'est la demande seule qui peut relancer la consommation et donc la production. Cela implique la volonté d'abaisser le coût du travail pour améliorer la compétitivité des entreprises françaises (entendre: augmenter leurs profits) dans le contexte des capitalismes européen et mondial (lesquels sont de plus en plus indissociables) et, surtout, d'appliquer un projet antisocial qui appauvrit une grande partie du monde du travail, classes moyennes incluses, et de revenir sur toute une série de sécurités dont bénéficiaient ceux qui travaillent sans être les propriétaires de leurs intruments de travail, fonctionnaires compris. A l'horizon il y a, bien entendu, l'effacement de l'Etat et de la puissance publique, pour redonner aux individus la libre initiative de leur vie (!) ... dans le plus pur style libéral.
Ce projet d'ensemble, tel qu'on peut le deviner à partir de ces indices, est soutenu financièrement par qui? Par des chefs ou des créateurs d'entreprises, apprend-on, et il reçoit un appui majoritaire et enthousiaste, pour une éventuelle présidentielle, à droite et non à gauche où son soutien est extrêmement minoritaire (voir le sondage du même JDD). Qu'en déduire, sinon que Macron incarne parfaitement l'abandon de toute ambition sociale, autant que morale, pour la politique. Il est subjectivement dans ce qu'on appelle justement "l'ego-politique", celle où le souci de la carrière individuelle l'emporte sur celui du bien commun, et, objectivement, dans l'adaptation au système capitaliste. Tout dans son itinéraire va dans le sens de ce double diagnostic : son absence de militantisme dans le cadre d'un parti, où le "nous" doit l'emporter sur le "je"; sa carrière antérieure dans une grande banque; sa formation philosophique aussi (ce qui n'enlève rien à son aisance intellectuelle): il se réclame de Ricoeur, dont il fut l'assistant, et non d'un Marx ou d'un Bourdieu qui auraient pu l'avertir que nous vivons dans une société de classes, avec des dominants et des dominés (politiquement), des oppresseurs et des opprimés (socialement), des exploiteurs et des exploités (économiquement) et, enfin, des êtres humains aliénés, privés de possibilités de vie qui sont pourtant en eux. Tout cela, il semble l'ignorer totalement, ou fait comme si. Sa culture en est largement responsable: c'est celle des élites issues des mêmes grandes écoles ou ayant eu la même formation intellectuelle, pratiquant ensuite "l'entre-soi" qui les coupe du monde réel et de ses souffrances, avec même chez lui ce petit "plus" (si l'on peut dire), qui est sa version personnelle de l'apologie de la montre "Rolex" par Ségala (grand admirateur de Sarkozy): l'idée, qu'il a formulée récemment et sans la moindre honte, que l'ambition normale d'un jeune devrait être de devenir milliardaire! Sait-il seulement que, par définition, tout le monde ne peut pas l'être et qu'il fait ainsi l'apologie des privilèges capitalistes issus du travail des autres?
C'est pourquoi j'en appelle une nouvelle fois à Jaurès (je renonce à invoquer à nouveau Marx), dont il devrait se souvenir puisque le parti dont il se dit encore proche s'en réclame régulièrement pour se distinguer du Parti communiste, trop longtemps marqué par son obédience au stalinisme. Or Jaurès, démocrate intransigeant et humaniste revendiqué, n'était pas "socialiste" au sens faible qu'il a pris aujourd'hui et qui ne renvoie pas seulement à la social-démocratie, globalement digne de respect selon moi, mais au social-libéralisme, c'est-à-dire en fait au rejet de toute idée socialiste. Il était devenu fondamentalement et au sens originel, fort cette fois-ci, socialiste et même communiste, partisan d'une appropriation et d'une maîtrise collectives de l'économie - ce que presque tout le monde, à gauche, passe scandaleusement sous silence. Et il n'y voyait pas seulement une nécessité factuelle pour sortir l'humanité de son malheur social produit par le capitalisme (ce que tout confirme, hélas, actuellement), mais une exigence morale qu'on ne saurait déduire de la seule analyse matérialiste et scientifique de l'histoire, sans l'infirmer pour autant. C'est ce mélange assumé de réalisme et et d'idéal moral (qu'on ne trouvait pas dans le marxisme officiel) qui constitue le message irremplaçable de Jaurès: le réalisme permet d'éviter l'utopie avec ses dangers et l'idéal permet d'éviter le renoncement coupable à transformer la société, cette tare de la mentalité politique aujourd'hui dominante qui fait de la réalité actuelle la mesure définitive de toute réalité possible!
Or, que nous propose Macron sous le fallacieux vocabulaire du "progressisme" qu'il aurait choisi, opposé au "conservatisme" dont il serait l'ennemi? C'est le refus définitif, à la suite de Valls mais en plus séduisant, du socialisme (et a fortiori de toute hypothèse communiste), car toutes les réformes qu'il a déjà initiées et qu'il entend approfondir, applaudies par le MEDEF, Yvon Gattaz et même A. Juppé, se situent à l'intérieur d'une perspective capitaliste qui n'ose pas dire, ici, son nom: il préfère parler astucieusement d'un nouvel espoir de renouvellement "radical" de la politique, incarné dans un parti "démocrate" à l'américaine. Quelle imposture idéologique! Ce radicalisme-là ne convaincra que les naîfs qui croient aux "miroirs aux alouettes"!
Oui, vraiment, Jaurès reviens-nous et rappelle à Macron (comme à d'autres) qu'on ne peut pas se réclamer à voix basse de la gauche (c'est encore paradoxalement son cas, on l'a vu) et la trahir fondamentalement. "Partir du réel pour aller à l'idéal" comme le voulait ce même Jaurès, suppose que l'on ne sacrifie pas l'idéal au nom d'un réel décrété intransformable, sauf sous une forme régressive et réactionnaire, et qu'on ne verse pas dans le cynisme politicien, cette "nouvelle morale immorale" de notre temps qu'incarne Macron, avec tant d'autres. Elle n'a d'autre fonction que de donner au peuple le sentiment de son impuissance, grâce auquel on alimente effectivement celle-ci.
Yvon Quiniou