Aron et Marx
Bien que ayant lu de nombreux livres de Raymond Aron, sans en partager les options idéologiques, le hasard m’a fait découvrir récemment son ouvrage intitulé étrangement Le Marxisme de Marx, issu de cours donnés à la Sorbonne dans les années 1960 et repris ensuite au Collège de France – ouvrage qu’il n’a pas publié lui-même mais qui a été reconstitué fidèlement à partir de ses cours et qui est paru en 2002. Or je dois le dire, en toute honnêteté : c’est là un travail important et même impressionnant d’un intellectuel qui, sans partager l’option communiste de l’auteur du Capital, avoue sans hésitation son admiration pour Marx dont il aura étudié avec passion son œuvre pendant trente cinq ans et qu’il place au plus haut. Etant donné la conjoncture dramatique dans laquelle le capitalisme nous place aujourd’hui et à la suite de mon dialogue avec Nikos Foufas sur La possibilité du communisme, il me semble justifié d’inciter à lire ce livre imposant (767 pages) : son honnêteté d’ensemble et la précision de ses analyses en font un livre majeur, quoique contestable aussi, pour nous permettre de revenir à la compréhension critique de ce même capitalisme et fonder la réouverture d’un projet communiste, précisément, dont nous avons terriblement besoin selon moi, sous peine de catastrophe humaine à peine imaginable.
Il n’est pas question de le présenter en détail mais, simplement, d’en indiquer les grandes orientations, quitte aussi à les contester parfois. La base de son approche consiste à distinguer fortement un Marx de jeunesse qu’il fait durer jusqu’à L’idéologie allemande (1845) et un Marx de la maturité qui commence avec Le Manifeste du Parti communiste et se réalise surtout dans Le Capital, Livre I, paru en 1967 – ses deux autres livres ayant été publiés bien après par Engels, son ami et collaborateur. Or cette distinction implique un examen critique de son œuvre de jeunesse dans laquelle il voit seulement une anthropologie matérialiste mettant en avant l’enracinement naturel et historique de l’homme : homme vient de la nature mais la transforme historiquement et se transforme lui-même par là. Mais elle relèverait d’une interprétation encore philosophique (alors qu’il rejette la philosophie) et qui ne serait qu’un préalable à son engagement définitif dans une recherche exclusivement économique dont l’ambition est clairement scientifique : il s’agit d’expliquer économiquement le monde social,, et non de l’interpréter, pour pouvoir le transformer ! Or si l’analyse est juste, y voir une « interprétation » n’est pas recevable, surtout si on met celle-ci à l’enseigne d’une métaphysique matérialiste : le matérialisme n’est pas, en tant que tel, une option métaphysique sauf s’il se déclare athée.
Mais il y a l’autre partie du livre, la plus longue et la plus étonnante par sa rigueur et sa précision, celle qu’il consacre au Capital. Aron marque bien l’intention radicale de science qui est celle de Marx dans son étude de l’économie capitaliste, ce qui a supposé de sa part une connaissance technique approfondie des économistes de son temps. Il les connaissait tous, Ricardo en premier, et il a su à la fois respecter leur apport et dépasser ou résoudre les apories sur lesquelles ils butaient. Je ne peux que rappeler brièvement les concepts qu’il leur emprunte tout en les complétant considérablement : production, valeur d’usage et valeur d’échange, plus-value, profit, théorie du salaire qui fait du travailleur une marchandise payée au prix de la reproduction de sa force de travail, enrichissement du propriétaire des moyens de production et donc exploitation du travailleur, constitution d’une armée de réserve faisant pression sur le niveau des salaires (les chômeurs), aliénation enfin des ouvriers ou des prolétaires qui les met en face d’un monde qui leur échappe alors qu’ils le font fonctionner. Aron, ici, a l’honnêteté d’indiquer que si le terme d’aliénation n’est pas explicitement présent dans Le Capital (Marx se moque même de son ascendance philosophique hégélienne), la chose est bien là et elle est dénoncée vigoureusement – ce qui échappe aux économistes classiques. Cela lui permet de critiquer la façon dont ceux-ci – les économistes en vogue – élaborent une théorie qui se fie aux apparences qui masquent la réalité profonde et c’est pourquoi il s’agit de critiquer non seulement l’économie capitaliste mais la représentation intellectuelle qui en est faite par les spécialistes… jusqu’à aujourd’hui (c’était vrai déjà à l’époque de Aron) : voir les travaux de Hayek et de ses successeurs.
La conséquence de ce travail d’élucidation fidèle pour l’essentiel à la pensée de Marx – à son « marxisme » comme il dit pour l’opposer aux « marxismes imaginaires » qui prévalaient en son temps, dont celui d’Althusser – est énorme, à savoir que cette théorie critique de l’économie dominante va lui permettre de greffer sur elle une dimension sociologique absente des travaux des économistes qui s’enferment dans la machinerie économique et occultent ou ignorent ses effets humains dans l’ordre des rapports sociaux. Aron se fait alors sociologue, met en évidence, avec Marx, les classes sociales, leurs luttes, la paupérisation grandissante des exploités, y compris au niveau mondial, les crises que ceux-ci vont devoir subir ; mais il est aussi capable (comme Marx) de souligner simultanément les progrès que le capitalisme peut apporter aux hommes par la science et la technique, comme par les inflexions positives que la politique peut apporter, hors de la seule causalité de l’économie et qu’il approuve, s’écartant de l’image un peu outrancière d’homme de droite que l’on en a. Et j’ajoute que, en tant que théoricien, il ira jusqu'à investir le champ de l’histoire, quitte à en montrer la complexité et même s’intéresser au rôle de la force dans celle-ci, ce qui l’éloigne (et Marx avec) de tout économisme réducteur.
Je m’en tiens délibérément là, laissant de côté les prolongements contemporains de la réception du « marxisme » qu’il analyse aussi et qu’il faut lire. Mais une question doit être posée. Etant donné son intelligence approfondie et son admiration de l’œuvre de Marx qu’il est capable de porter aux nues, comment comprendre son anticommunisme ou son antisocialisme final, qui l’aura amené, par exemple, à refuser de soutenir l’Union de la gauche dans les années 1970 (je m’en souviens encore) et qu’il aura donc clairement assumé ? Il y a sans doute le rejet d’une forme de « finalisme » ou de « prophétisme » annonçant un futur post-capitaliste inéluctable que l’on trouve chez Marx – rejet que j’approuve ; mais il y a aussi une erreur grave d’appréciation, dans la dernière partie de son livre, concernant ce qu’il s’était passé en Russie en Octobre 17 et ce qu’il se passait encore en URSS à son époque, assimilée à tort à une expérience communiste telle que Marx l’avait voulue et en avait pensé la condition absolue de possibilité, à savoir le capitalisme développé. C’est là un point essentiel à côté duquel il sera passé et qu’il faut rappeler : le communisme n’a pas échoué parce qu’il n’a pas existé selon son concept scientifique et politique et il n’est donc pas mort puisqu’il n’a jamais vécu. C’est pourquoi, avec Nikos Foufas, j’ai tenu à le rappeler dans le livre La possibilité du communisme, qui vient de paraître chez L’Harmattan.
Yvon Quiniou
Raymond Aron, Le marxisme de Marx, Editions de Fallois, 2002.