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Billet de blog 12 octobre 2015

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La foire aux intellectuels

Le débat sur les intellectuels qui agite ces temps-ci les médias – au point que le journal Marianne, que j’apprécie souvent, se croit obligé d’en faire l’objet d’une manifestation publique, sinon même d’un meeting soutien à Onfray – a quelque chose de désolant du fait des protagonistes qui sont en jeu et, globalement, de la faiblesse de leurs œuvres, de leurs idées comme de leur positionnement politique.

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Le débat sur les intellectuels qui agite ces temps-ci les médias – au point que le journal Marianne, que j’apprécie souvent, se croit obligé d’en faire l’objet d’une manifestation publique, sinon même d’un meeting soutien à Onfray – a quelque chose de désolant du fait des protagonistes qui sont en jeu et, globalement, de la faiblesse de leurs œuvres, de leurs idées comme de leur positionnement politique.

Les protagonistes (et j’en ai parlé un peu ici même) se réduisent à trois : Onfray, donc, Finkielkraut et Debray – même si on peut y ajouter, en hésitant fortement, Zemmour ou Renaud Camus (excellent écrivain au demeurant). Parlons des trois premiers. Que retiendra-t-on de leurs œuvres en dehors du fait qu’ils savent écrire ? De Finkielkraut pas grand-chose selon moi, sauf de titres comme « La défaite de la pensée », qu’il aura malheureusement illustrée à sa manière par ses idées politiques sur lesquelles je reviendrai, son livre sur Péguy ou encore « L’identité malheureuse ». Tout cela ne fait pas une œuvre philosophique et j’aurais du mal  à vous en citer une idée forte !  Il a  aussi une forte propension, quand il prétend débattre, à tirer la couverture à soi (voir son émission Répliques), à ne pas dialoguer et à s’énerver quand on lui résiste comme lors d’un émission de Taddéi à laquelle je participais en 2007 et où il s’excita quand je me permis de critiquer le retour du religieux (déjà) en m’appuyant sur Marx, auteur honni par lui. Enfin, il possède un goût inconsidéré pour le vedettariat, quoi qu’il en dise, ses présences à la radio, à la télévision et dans les hebdomadaires le montrant à l’envi. Quant à ses idées, opinions ou convictions comme il voudra (il refuse l’idée d’opinion), elles le classent clairement à droite, au minimum, avec des propos sur la violence sociale dans les banlieues qui visent quasi exclusivement les immigrés, oubliant qu’elle est tout aussi bien le fait des enfants ou adolescents français victimes de leur origine sociale : misère, inculture, déficits éducatifs, etc. ! Et la seule solution à cette situation qu’il avance régulièrement, ce n’est pas de mettre fin aux inégalités sociales et donc au capitalisme, mais de revenir à la culture classique et au bien-parler, ce qui suppose que le problème de société qui est en cause soit d’abord à la fois dénoncé courageusement sur le plan politique et résolu sur ce même ce même plan, ce qu’il se refuse à envisager ! Enfin, il y a chez lui une judéophilie qu’on ne saurait bien entendu lui reprocher… sauf qu’elle l’entraîne à être scandaleusement aveugle à ce qu’est devenue la politique d’Israël face au drame palestinien. On ne s’étonnera pas alors de son amitié avec Renaud Camus, dont le talent n’est pas en cause ici, mais dont la judéophobie est évidente et dont on ne comprend pas qu’elle ne fasse pas obstacle à l’amitié que Finkielkraut a pour lui : Aristote avait-il donc tort de penser que l’amitié véritable suppose des valeurs partagées et visant le bien ? Sinon, elle dégénère en complicité. Ce qui les unit, cependant, est une proximité très forte avec l’extrême-droite : Camus appelle à voter FN et a fondé un parti d’orientation nationaliste pour lequel  Finkielkraut a de la sympathie idéologique. Certes, la nation n’est pas en soi une horreur et je la considère même comme une valeur, mais à une condition essentielle : qu’on n’y voit pas une réalité ethnique (et immuable), mais un espace politique de souveraineté permettant aux peuples de maîtriser leur destin à l’échelle mondiale. Elle constitue donc une forme de démocratie, dont je ne sais pas si on peut s’en réclamer quand on est proche (s) de Marine Le Pen. La nostalgie d’un passé plus ou moins aristocratique, en tout cas élitiste et naïvement embelli, les réunit alors dans une même détestation de la modernité. Ils oublient, ce faisant, que si notre présent est largement contestable et doit être critiqué, ce n’est pas pour revenir en arrière mais pour se projeter en avant à l’aide d’un projet d’émancipation et pour le transformer à sa lumière ! De même, ils oublient que toute nouveauté culturelle n'est pas nulle et que souvent les classiques du passé ont commençé par être rejetés... au nom de la tradition! Mais reconnaître ces points, ce serait se dire progressistes, ce qu’ils se refusent à être, et l’Académie française ne semble pas en avoir voulu à Finkielkraut. Il est vrai que « l’habit vert » n’est pas un « habit rouge » !

Le cas d’Onfray est plus compliqué. C’est d’abord un pédagogue courageux qui a su fonder une université populaire qui a du succès. Mais populaire vraiment ? J’ai cru comprendre que sa fréquentation était assurée par les classes moyennes cultivées, au minimum, guère par ces ouvriers ou paysans qui en auraient bien besoin et à qui Diderot pensait quand il entendait « rendre la philosophie populaire » ! Et qu’il y associait, grâce à son succès, une Université du goût où se pressent les meilleurs chefs de la cuisine française et qui commence à agacer les gens simples de la région. Mais passons, ou plutôt passons à son œuvre elle-même, qu’on la lise ou qu’on en écoute des extraits sur France Culture. J’avoue, pour l’avoir écouté parfois, que sa Contre-histoire de la philosophie, très emphatique et narcissique, m’ennuie : je ferme mon poste au bout d’un quart d’heure, alors que cela ne m’est jamais arrivé quand j’écoute des CD où l’on entend J.-P. Sartre (il en existe) ou encore Marcel Conche, notre plus grand philosophe français encore vivant. Quant à son œuvre écrite, elle est impressionnante par sa taille : plus de 50 ouvrages ! Onfray est un véritable dactylographe, qui donne l’impression de jouer une course contre la mort en écrivant et je ne vois pas comment on peut être profond en écrivant autant et aussi vite.  Précisément, que vaut-elle sur le fond ? J’avoue avoir aimé son Traité d’athéologie , étant irréligieux comme lui, même si son argumentation théorique aurait pu en être plus développée. Et son nietzschéime me convenait assez ayant fait ma thèse sur cet auteur : son apologie de l’immanence, son refus des arrière-mondes, son goût de la vie et surtout, son approche matérialiste de l’origine des valeurs font de Nietzsche un grand esprit que la gauche intellectuelle aurait dû s’approprier davantage. Mais Onfray n’a pas su analyser tout cela avec beaucoup de rigueur et il en tiré de mauvaises conclusions, de mon point de vue. Une leçon d’individualisme surtout, voire à nouveau de narcissisme exacerbé, au point d’en faire le héraut de « La sculpture de soi » (c’est le titre d’un de ses livres) qui la rendu totalement aveugle aux positions politiques de Nietzsche qui sont, elles, proprement détestables : élitisme biologique, distinction des forts et faibles, apologie des premiers contre les seconds destinés à être dominés par les premiers, critique de la démocratie, du socialisme et du féminisme, etc., rien de tout cela, qui est politique, n’a été signalé et surtout condamné dans ce que j’ai lu de Onfray sur cet auteur, ce qui est curieux quand on s’est longtemps piqué d’être un homme de gauche, se réclamant de Proudhon. Mais il y a plus grave et plus profond sur le plan philosophique et qui explique, non seulement cette dimension réactionnaire de Nietzsche mais les dérives de Onfray lui-même, tout en révélant qu’il n’est pas un grand penseur du tout, malgré son immense succès populaire. Je m’adresse ici à ceux que la philosophie intéresse : Onfray récuse la morale avec ses catégories universelles du bien et du mal au profit de l’éthique, avec ses catégories du bon et du mauvais et les sagesses qu’elles peuvent inspirer. Or les valeurs éthiques sont issues de la vie (et non de la raison), elles  sont au service de son épanouissement et, surtout, elles n’ont aucune objectivité, variant selon les individus, les groupes, les classes, les époques, les cultures : « Mille et une fins » donc mille et une valeurs, dit Nietzsche, dans le Zarathoustra. Elles n’ont donc aucun caractère obligatoire, laissant l’individu vivre selon ses valorisations  propres, sans se soucier d’autrui. D’où cette dimension libertaire d’Onfray, qui peut plaire à beaucoup, qui est en phase avec l’air individualiste du temps et qui peut mener au libéralisme : n’a-t-il pas récemment fait l’apologie du capitalisme en affirmant qu’il était pour (comme Albert Camus, sans doute) ? Et son dernier opus, « Cosmos », se termine par la revendication d’une sagesse sans ou contre la morale. On en voit la conséquence terrible : en se privant de la morale ou en la contestant parce qu’elle serait coercitive, Onfray sape la base de l’indignation morale, à savoir les valeurs qui lui sont associées et qui seules peuvent fonder ou justifier une politique morale s’en prenant la domination politique, l’oppression sociale, l’exploitation économique et même l’aliénation individuelle. Adieu Rousseau qui pensait, dans L’Emile, qu’on ne pouvait séparer la morale et la politique et adieu Kant qui a théorisé l’idée d’une « politique morale » ! On comprend alors le sort qu’il réserve à Marx, dont il ne parle ni ne s’inspire guère dans ce que j’ai lu de lui (si je me trompe, qu’on me l’indique) : dans Cosmos  j’ai repéré seulement trois références à l’auteur du Capital,  l’une purement bibliographique et les deux autres lui reprochant d’être animé par « la haine des paysans » (sic). Quelle tristesse qu’un reproche pareil qui réduit l’immense œuvre marxienne à presque rien et qui l’injurie par le petit bout de la lorgnette, d’autant plus injustement que le propos est faux !

On doit alors aller plus loin dans le procès intellectuel qu’il faut faire à Onfray. Sa critique des grands noms de la philosophie ou de la pensée se réduit le plus souvent à des attaques ad hominem sans rapport avec le fond de l’œuvre critiquée. L’exemple le plus parfait de ce type de ce procédé se trouve dans son livre contre Freud ; qui est d’une rare bassesse et d’une rare indigence, avec de nombreux contresens en plus – je ne développe pas, l’ayant fait ailleurs lors de la sortie du livre. Et sa critique de Sartre, dans son livre sur Camus, est un peu du même tonneau : soupçonne-t-il seulement que Sartre est, à sa manière qu’on peut contester, un grand philosophe et qui a fait preuve, même s’il s’est trompé, d’un grand courage et d’une grande générosité politiques dans la deuxième partie de sa vie ? Enfin, dernier point : quand on lit Onfray ou qu’on tente de le lire, on s’aperçoit d’un défaut rédhibitoire en philosophie : il délaie. Ce qu’il écrit en trois pages il pourrait l’écrire en une page, ce qu’il écrit en trois paragraphes il pourrait l’écrire en un paragraphe, ce qu’il rédige en trois lignes il pourrait le rédiger en une ligne, là où il y a trois mots ou adjectifs il  pourrait y en avoir un !

Enfin, il faut l’admettre, son itinéraire récent, que j’ai dénoncé dans un précédent billet, appellant à une union des « nationaux » des deux bords (extrême gauche, extrême droite) et se permettant d’en appeler au « vrai peuple de France », est profondément choquant : quand on nie la morale et son prolongement en politique, tous les dérapages sont  évidemment possibles. Cela ne l’empêche pas de faire la « une »  de nombreux journaux, au contraire, ce qu’il adore manifestement. « Sculpture de soi », vous ai-je dit !

Reste le cas de Debray, plus compliqué car plus sujet à nuances. Je serai plus bref car j’ai une forme d’estime pour lui, mais qui s’érode au fil de ses positions politiques successives et qu’il perd son courage de jeunesse. D’abord, il est clair que c’est un écrivain, qui a un style à lui, immédiatement reconnaissable, même s’il en fait souvent trop, multipliant les jeux de mots ou les figures de rhétorique (mais on peut aimer). A ce titre, il restera comme l’auteur d’essais de grande qualité littéraire. Et par ailleurs, sur le plan théorique, il est l’auteur d’une Critique de la raison politique (Gallimard) qui soutient une thèse originale, mais qui me paraît inexacte et qui est devenue répétitive par la suite dans ses écrits : l’idée que toute société (comme tout groupe organisé) repose sur un fond inconscient religieux, fait de croyances communes considérées comme sacrées, donc sur une espèce de transcendance qui fonde le lien immanentdes hommes entre eux. Je me suis aperçu, depuis, qu’on retrouve la thèse chez Tocqueville dans  La démocratie en Amérique  (t. 2) qui affirme qu’une société ne peut subsister et se développer « sans idées communes soustraites au doute » et qu’on ne saurait donc remettre en cause. Mais quand ensuite, dans le chapitre suivant, il précise ce que sont ces idées, il se trouve que ce sont et quelles doivent être des croyances… religieuses » (un peu comme la religion civile de Rousseau). Je ne sais si Debray connaissait ce double texte, mais il en reprend la thèse, même si ce fond d’idées communes, chez  lui, s’il a un statut de type religieux (= le sacré) n’a pas nécessairement un contenu religieux. En tout cas, ce qu’il en ressort c’est qu’il nous faut croire (et pas seulement faire usage de notre raison) pour vivre ensemble et, éventuellement croire sur un mode religieux (il s’est d’ailleurs rapproché de la religion dans ses écrits ultérieurs). Or tout cela me semble sans fondement réel : comme je l’ai écrit ailleurs, l’idéologie suffit à rassembler les hommes, à quoi il faut ajouter la morale pour en corriger les défauts humains quand c’est le cas, mais une morale universelle et universaliste. Du coup, on voit la conséquence délétère que sa conception comporte et qu’il a indiquée : sa « critique » est destinée à « couper l’élan » et doit nous rendre méfiants à l’égard de l’utopie d’une société sans croyances « religieuses », comme le marxisme de Marx en formule pourtant la promesse. On peut estimer, au contraire, qu'une grande pensée politique doit "donner de l'élan" en réveillant les politiques professionnels de leur médiocre inertie gestionnaire ou régressive! Du coup, on comprend mieux son éloignement de la politique tel qu’il l’affiche dans un entretien récent avec Finkielkraut de Marianne. Il reste citoyen, mais ne se veut plus engagé et refuse de se dire « intellectuel » si l’on entend par là quelqu’un qui entend avoir une influence sur la société par ses idées. Et il ajoute même cette chose non seulement surprenante, mais scandaleuse à mes yeux : « La politique n’est plus un exercice sérieux pour l’esprit ». Scandaleuse, dis-je, parce que cela est  énoncé à une époque où la barbarie capitaliste envahit la planète, augmente le malheur des hommes et qu’on n’a jamais eu autant besoin d’une authentique politique, inspirée par la morale et le souci de l’humain, pour renverser l’ordre des choses. « Le courage, disait Jaurès, c’est d’être tout ensemble (…) un praticien et un philosophe ». De ce point de vue, je ne regrette pas ce que je lui avais dit lors de la sortie de son livre « Le politique vous a caché la politique ». Car celle-ci suppose que l’on réhabilite l’instance de la volonté morale dans l’ordre du collectif et qu’on n’y renonce pas comme le fait Debray : en laissant désormais les choses se faire, il laisse les choses se défaire, et l’homme avec. C’est incompréhensible quand on connaît l’homme politique qu’il a été : l’âge ne justifie pas tout, y compris la complicité bizarre avec Finkielkraut et la droite sur la base d’une nostalgie du passé et de l’enracinement au sein de nos « frontières » !

Mais il y a autre chose, qui va me permettre de conclure d’une manière paradoxale. Debray est aussi l’inventeur d’une discipline originale, la « médiologie », qui s’intéresse aux supports de la communication et donc aussi (pas seulement) aux médias. Or cette  discipline  est souvent critique car elle pointe les dangers de la communication des idées quand elle s’effectue à travers les images (la télévision) ou la communication orale instantanée (la radio, l’entretien dans un journal !). Or le paradoxe réside en ceci, et on a pu le lui faire remarquer, c’est qu’il tombe lui-même dans le piège de ces médias : il ne cesse de les solliciter ou d’accepter d’être sollicité par eux. Tout cela avec un bonheur visible, trop visible comme dans une photo de Marianne récemment ou une autre, dans   Le Point, où on le voit riant sur une balançoire, l’air de nous dire « Désormais, je m’en balance », et comme si son narcissisme trouvait enfin à se manifester sans remords, puisque tout ce petit monde des intellectuels médiatiques s’y prête : en groupe, on se sent moins coupable. Or cette situation ne serait pas totalement catastrophique si, pendant ce temps-là, toute une classe (je ne dis pas une caste) d’intellectuels était ignorée, rendus invisibles, qui ont des œuvres importantes qu’on découvrira plus tard : ils sont à « la gauche de la gauche », ils proposent de réinventer la politique sur une base anti-capitaliste et c’est pourquoi, d’une manière assez générale, on les censure (pas toujours). Il n'y a que L'Humanité qui s'en soit fait, courageusement, en partie l'écho ces temps-ci. Seule récompense, si je puis dire, pour ces penseurs morts-vivants, c’est qu’ils échappent au moins à la foire actuelle des intellectuels, car elle est aussi une foire des vanités !

                                                                      Yvon Quiniou

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