Peut-on aimer Houellebecq ?
Ma question porte seulement sur le dernier livre de Houellebecq, Anéantir, qui suscite de nombreux avis contradictoires dans la presse, du Figaro qui l’encense à L’humanité qui le déteste. Et je précise d’emblée que j’aime beaucoup cet écrivain depuis longtemps, voire je l’admire, et que cette fois-ci je suis partagé, le considérant comme un livre inégal sur le plan littéraire et contestable, éminemment contestable, sur un plan qu’il faut bien dire idéologique, tout en considérant aussi qu’il nous présente une vision de l’existence humaine, de type philosophique, qui peut nous toucher par son pessimisme existentiel, lucide et profond, mais aussi nous décevoir.
D’un point de vue purement littéraire, l’ouvrage se présente d’abord comme une histoire de famille et d’amour aux multiples aspects compliqués : des événements, surtout, où la mort tient une place importante, avec ses conséquence intra-familiales toujours émouvantes et ses incidences amoureuses qui peuvent être belles et touchantes – c’est le cas de l’amour retrouvé de deux personnages, Prudence et Paul (l’ombre portée de l’auteur) – mais qui peuvent aussi nous faire penser, parfois, à un récit du journal Nous deux, version supérieure bien entendu, et donc nous décevoir tant l’anecdote renouvelée du livre peut paraître superficielle ! Reste que Houellebecq a l’audace de nous montrer à quel point la vie de famille à notre époque devient compliquée, sauf que nous avons le mérite de l’assumer comme telle après des siècles d’hypocrisie qu’il a raison de dénoncer, au moins implicitement.
Mais cet aspect du livre s’associe à un autre aspect, très différent, carrément politique, qui nous met en présence d’une vie au plus haut sommet de l’Etat – un actuel ministre y étant impliqué dont on aura deviné l’identité –, avec une description des mœurs de la gouvernance qui, sans être véritablement cynique, me parait quand même terriblement complaisante, d’autant qu’elle comporte parfois des signaux pour le moins désagréables, en tout cas chez les personnages, en direction de l’extrême droite. Cela est vrai, y compris quand il parle de Trump aux Etats-Unis – dont il faut savoir (ce que peu de journaux disent) qu’il en a fait une ignoble apologie il y a quelques années. Mais, après tout on peut considérer qu’il n’y a là qu’un portrait réaliste de ce qu’il se passe aujourd’hui, sauf qu’on aurait aimé qu’un minium de sentiment de révolte devant les injustices sociales ou les intrigues politiciennes se manifeste dans ce livre, ce qui n’est pas le cas.
Enfin, il y a un troisième aspect, double, de ce livre qui en fait le prix, malgré tout : sa dimension à la fois amoureuse et existentielle, sinon philosophique à ce niveau, qu’on soit d’accord avec ce qui est dit ou pas. L’amour y tient une grande place, même si on peut regretter le poids de la sexualité, parfois vulgaire, qu’il lui donne, en insistant, par exemple, sur l’importance des « bites » » dans ce domaine – détail qui n’est pas fondamental selon moi, mais qui correspond à une forme de désespoir amoureux chez lui : tout se passait comme s’il réduisait souvent l’amour à cette dimension, et se contentait d’un rapport médiocre aux femmes, qu’il ne paraît pas beaucoup estimer. Reste qu’il peut parler aussi, et paradoxalement, de l’élan amoureux en termes extraordinairement délicats, qui révèlent alors chez lui, et à l’inverse, une sensibilité éloignée de tout cynisme sentimental, y compris quand il s’agit de l’amour nouveau qu’éprouve un de nos dirigeants politiques actuels, dont il est l’ami et qu’il ose évoquer à demi-mots. Mais il y a surtout son désespoir ou son pessimisme existentiel qui lui est propre, lequel lui inspire des réflexions philosophiques qu’on peut contester mais qui ne sont pas anodines. Il y a d’abord sa vision de l’homme, très noire et qu’on peut refuser – l’homme lui paraissant mû essentiellement par son intérêt égoïste – et ce d’autant plus qu’elle peut nourrir une tentation pour l’extrême-droite qu’il ne semble pas récuser à travers certains de ses personnages. Mais il y a aussi un pessimisme qu’il a le courage d’assumer et de formuler et qui est, si je puis dire, digne d’intérêt, à savoir que le temps nous voue tous à la mort, qu’il nous « anéantit » au bout du compte. C’est ainsi qu’il est capable de dire, magnifiquement selon moi, à l’occasion du récit de la mort d’un proche (la mort est très présente dans son livre) que « toute vie est une fin de vie » ou encore que ce qu’il ne supporte pas dans le temps (il parle de lui à travers l’un de ses personnages), c’est « l’impermanence en elle-même », donc « l’idée qu’une chose, quelle qu’elle soit, se termine », ce qui n’est « rien d’autre qu’une des conditions essentielles de la vie ». Or on peut contester cette vue : n’est ce pas parce que la vie « passe » qu’elle a du prix et peut-on s’imaginer vivre éternellement ? Mais il nous interpelle à ce niveau de réflexion et c’est pourquoi non seulement on peut, mais on doit aimer ce « nouveau Houellebecq », malgré les réticences ou les polémiques qu’il peut provoquer.
NB: On ne niera pas la grande maîtrise d'écriture de ce livre.
Yvon Quiniou
Michel Houellebecq, Anéantir, Flammarion.