Marcel Gauchet est un homme estimable, de même que ses travaux, même si l'on n'est pas d'accord politiquement avec lui. Mais, objet d'une polémique légitime du fait de sa fonction inaugurale aux Journées de l'histoire consacrées à la rébellion, il a répondu par une interview au Monde du 10 octobre qui stupéfie par le nombre d'erreurs et d'affirmations sans fondement qu'elle comporte. Cela relativise l'estime que je lui porte, malgré tout. Dans l'ordre.
1 La définition qu'il donne du "rebelle" est étonnante et à contresens de son usage habituel. S'il est bien un opposant à l'ordre existant et à son autorité officielle, il est très rare qu'on l'identifie au "réactionnaire" comme Gauchet le fait d'emblée, au point de voir dans la résistance au progrès et à la Révolution de 1789 tout au long du 19ème siècle un mouvement fort d'autenthique rébellion! C'est conférer à ce terme un sens négatif qu'il n'a pas dans la conscience collective, y compris instruite. Rappellons-nous seulement, à un niveau bien plus modeste mais qui est révélateur, de cette chanson de Ferrat glorifiant la France de mai 1968, "la belle, la rebelle"! Si l'on voulait donc disqualifier dès le départ ce concept et la chose qu'il représente, on ne s'y prendrait pas mieux : n'est-ce pas là mettre un pied fort dans le conformisme qu'il récuse s'agissant de lui?
2 Il est vrai qu'ensuite, curieusement, il évoque un passage "à gauche" de ce concept au 20ème siècle, mais c'est pour le disqualifier à nouveau en l'identifiant allusivement à une protestation marxiste qui n'aurait plus, selon lui, la moindre pertinence et qui surtout, chose bizarre, aurait néanmoins été sa "critique la plus forte" (sic) puisqu'elle y aurait vu le contraire de l'attitude révolutionnaire. C'est commettre deux erreurs d'un seul coup. Affirmer que le marxisme est mort historiquement n'a aucune justification et pointe le véritable conformisme de Gauchet (j'y reviendrai), première erreur. Et, seconde erreur, c'est passer à côté du sens profond de ce qu'est la rébellion et que j'ai retrouvé heureusement dans une séance de ces Journées retransmise par France Inter et donnant la parole à des théoriciens écologistes. Car de la rébellion à la révolution de l'ordre établi et de son autorité "légitime", il peut y avoir passage, très normalement : on se révolte, c'est-à-dire on se rebelle, sur la base d'une motivation morale, l'indignation, qui peut être spontanée, voire naïve, tout en étant fondée, et ensuite, quand elle s'élabore en réflexion critique, la révolte peut donner naissance à un projet révolutionnaire. La révolte ou la rébellion n'est donc pas nécessairement un phénomène négatif que le projet révolutionnaire voudrait cadenasser en l'éduquant pour le tranformer en phénomène positif, même si cela a été le cas à l'époque où le stalinisme façonnait les esprits ; elle est, moralement, par l'indignation qui la sous-tend, l'origine inévitable de toute critique du désordre et de l'injustice du monde: tout commence par l'indignation ou la protestation, c'est-à-dire par la rébellion! Et c'est bien ce qui manque aux élites qui nous gouvernent et aux médias (y compris Le Monde)) qui les soutiennent et répercutent leur doxa idélologique : la capacité de s'indigner jusqu'au bout, absence qui se traduit souvent par l'indifférence au malheur social, le cynisme ou l'amoralisme, comme lorsque André Comte-Sponville prétend que l'économie, en l'occurrence l'économie capitaliste, pourtant faite de pratiques humaines, échappe au jugement moral. Certes, il est vrai que le passage de de la rébellion à la révolution n'est pas automatique et l'on peut s'arrêter en chemin comme Camus (quelle qu'ait été sa lucidité sur les régimes soviétiques) faisant de "L'homme révolté" l'opposé du révolutionnaire marxiste, potentiellement totalitaire selon lui, et à qui l'on opposera la cohérence et le courage d'un Sartre dénonçant jusqu'à la fin de sa vie le capitalisme et l'impérialisme économique qui lui est lié. Mais cet arrêt dans une démarche politique qui pourrait aller plus loin signifie que l'on est en présence non de ces multiples et authentiques rebelles que Gauchet croit pouvoir identifier et critiquer à ce titre, mais de faux rebelles qui sont largement dans la posture narcisssique, sans impact sur le monde réel - le dernier en date me paraissant être Onfray, adepte de la "sculpture de soi" et hostile au marxisme, ou même un Debray (courageux pourtant dans de nombreux autres domaines) affirmant récemment à propos de la gauche qu'il "faut passer à autre chose": cela vous assure bien des entrées dans le monde médiatique ou ailleurs. Et je ne parle pas de BHL, tant il est caricatural!
On comprend mieux, de ce point de vue, l'erreur que fait Gauchet en réunissant Foucault et Bourdieu,dans une même critique rapide. Foucault était un homme de droite sur le fond (voir ce qu'en a dit lucidement son ami Paul Veyne) et ses critiques de surface des "micro-pouvoirs" qui ont fait sa renommée, même si elles sont justes, ne l'ont jamais opposé au "macro-pouvoir" du système en place dont il ne critiquait que les effets et non la structure profonde : c'est le type même du "faux rebelle" capable de plaire à l'intelligentsia de droite comme de gauche, sans menacer du coup sa carrière ou son écho médiatique. Alors que Bourdieu, à l'inverse, aura été non seulemnt une grande intelligence travaillant sur la société dans un esprit que l'on peut dire marxiste (même s'il s'en défendait), disant le vrai sur elle (eh oui!), mais un homme résolument engagé dans un projet politique de gauche, refusant le libéralisme économique et, plus largement, la doxa "économiste" qui habite les esprits et qui fait de l'économie une valeur absolue, sans considérer ses effets humains, hors économie. Où est le "rebelle conformiste" ici? Non, il fut un vrai rebelle et il l'a prouvé par ses engagements publics à la fin de sa vie, en liaison avec le mouvement ouvrier.
3 On conçoit mieux alors la position profonde de Gauchet en politique, qui fait de lui l'anti-rebelle par excellence (ce qui n'est pas pas forcément une injure pour moi) et un conformiste assumé (quoique dénié) : elle s'explique par son refus du marxisme et de tout projet révolutionnaire, alors même que le capitalisme mondialisé présent n'a jamais autant fait la preuve de la barbarie dont il est capable et de la nécessité de l'abolir. Cela tient à un contresens dont il est coupable comme tant de ses contemporains et qui manifeste un conformisme, intellectuel cette fois-ci, dont un peu de rébellion théorique pourrait le débarrasser : l'assimilation sans justification du projet marxiste avec ce qui s'est fait en son nom à l'Est au 20ème siècle, qui n'était qu'un déni de démocratie en lieu et place de cette démocratie généralisée que voulait Marx! Sait-il seulement que selon ce dernier le communisme ne pouvait survenir qu'à partir du capitalisme développé et de ses acquis - le contraire donc de ce qui s'est passé en Russie - et que même Lénine en eût conscience, lui qui fut capable de dire dans les années 1920, réalisant l'arriération de son pays : "Nous ne sommes pas assez civilisés pour aller au socialisme"? Pourquoi donc tant d'ignorance ou d'incompréhension de la part d'un spécialiste de philosophie politique? La culture nuirait-elle à l'intelligence? A moins que ce ne soit un aveuglement partisan, plus ou moins volontaire comme tout aveuglement - ce même aveuglement qui lui fait commettre à nouveau deux erreurs. D'abord en réduisant la gauche, désormais, à l'adhésion à la démocratie et à son développement... mais sans toucher à la structure économique du capitalisme, ce qui est impossible ou contradictoire, et faisant ainsi de la démocratie politique (qui n'est pas rien) l'horizon final de notre histoire, quitte à lui ajouter la nécessité de nouvelles pratiques démocratiques. En réalité, Gauchet est un libéral aux deux sens du terme, politique et économique; or cela ne constitue pas du tout l'identité de la gauche, laquelle se définit au contraire, comme le rappelait récemment F. Lordon, par l'opposition au capitalisme, le refus fondamental de de son inhumanité, le projet donc de le dépasser : hors de cette opposition, simple et binaire, il n'y a pas de gauche concevable. A charge de ceux qui jugent utopique le projet qui lui est lié de démontrer qu'il est utopique, sachant que l'utopie n'est souvent que le réalisme de l'avenir, méconnu dans le temps présent. D'où une deuxième erreur chez lui, sur ce même thème : l'idée que la démocratie aurait définitivement triomphé, en particulier en Occident. C'est oublier tout ce qui va aujourd'hui en sens inverse, y compris en France: le démantèlement des acquis démocratiques, spécialement dans la sphère du travail, du fait du libéralisme européen et de la perte de la souveraineté des Etats, et surtout la montée en puissance d'une extrême-droite fascisante partout en Europe, avec les menaces réelles qu'elle fait peser sur ladite démocratie - montée en puissance qui tient précisément aux effets désastreux que ce même libéralisme, défendu dans le principe par Gauchet, produit.Non, l'avenir n'est pas seulement démocratique et, au surplus, celui-ci n'est même pas assuré!
Pourquoi alors tant de légèreté dans le diagnostic? Ne serait-ce pas du conformisme au premier degré, qui n'est pas celui, au second degré, de l'anticonformisme qu'il décrie tant? On voit en tout cas, pour finir, que les jeux de rôle que dénonce Gauchet, quand il s'agit de rébellion, peuvent facilement se renverser et que le conformiste n'est pas toujours celui ou ceux qu'il croit.
PS, exemple: Je viens de publier un livre, "Critique de de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique" (La ville brûle). Il va contre l'air officiel du temps, marqué par un retour politique, dangereux, du religieux. Je suis donc un "rebelle", mais pas au sens péjoratif de Gauchet : je lutte réellement ce faisant, à mon niveau, contre la religiosité ambiante et ses méfaits . Je ne suis donc pas un "conformiste de l'anticonformisme" puisque le conformisme "anticonformiste" est, hélas, favorable à la religion. Je suis donc un "vrai rebelle", authentiquement anticonformiste, au risque de la solitude intellectuelle et, excusez-moi de le dire, fier de l'être!
Yvon Quiniou