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Billet de blog 14 février 2016

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Heureusement qu'on meurt, selon Marcel Conche

Dans un petit livre limpide, F. Carrassan nous dépeint le philosophe Conche face à la liberté, la sagesse, le goût de vivre et la mort. Article un peu modifié et corrigé.

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Dans ce petit livre, limpide et précis, François Carrassan, partant d'un propos de Marcel Conche célébrant à sa manière la mort, nous livre une réflexion autour de deux thèmes un peu différents: le statut de l'homme au sein d'une nature infinie et le goût de la vie qui possède Conche, non malgré la mort mais à cause d'elle. 

Conche, influencé par Epicure, admet comme seule réalité une Nature infinie, habitée par le hasard qui régit toute chose et qui préside à toute existence, dont la sienne: le philosophe qu'il est devenu aurait pu ne pas être et, comme le dit l'auteur joliment, il n'est donc pas "un être nécessaire", dans un univers qui est absurde, sans origine ni finalité divines. Mais du coup, l'aléatoire rend l'homme libre, d'une liberté que Conche n'hésite pas à déclarer illimitée - ce qu'il appelle, comme Rimbaud, la "liberté libre" -, en droit tout au moins car en fait il reconnaît qu'elle est influencée et limitée. Pour la retrouver dans son illimitation, il faut philosopher: la philosophie, orientée vers la liberté du sage, à la fois s'enracine en elle et l'actualise.

C'est là que le bât blesse dans l'analyse de Carrassan, selon moi. Car, épousant la vision ontologique de Conche, il prétend en tirer l'idée d'une sagesse indifférente aux malheurs du monde ou nous permettant de nous en préserver, tout en lui reprochant d'adopter une attitude normative vis-à-vis de ces malheurs divers (dont la souffrance des enfants, thème central chez Conche) au nom d'une raison morale qui ne devrait pas avoir de sens selon lui. Simultanément, il dresse le portrait d'un sage n'allant pas au-delà de cette commisération - voire, avec Lucrèce se réjouissant d'y échapper ! -, assumant alors un "bonheur tragique", ce qui est vrai, mais ne s'engageant pas dans une lutte queconque contre les maux dont souffre l'humanité, comme si le dernier mot de la sagesse était l'indifférence ou l'ataraxie. Or cela, très précisément, est inexact: d'une part Conche a toujours souligné que le spectacle de la souffrance grandissante des hommes aujourd'hui le rendait intimement malheureux et, surtout, qu'il fallait y remédier politiquement. Cet aspect-là de sa pensée est moins connu, ou pas du tout, alors qu'il s'est efforcé de réhabiliter la morale, éminemment soucieuse du malheur humain, dans Le fondement de la morale, et qu'il lui a donné un prolongement directement politique dans divers propos ou analyses qu'on occulte régulièrement. C'est ainsi qu'il condamne vigoureusement le capitalisme pour son immoralité intrinsèque, y voyant même un système "tératologique", à savoir monstreux, et qu'il se dit souvent de conviction communiste. C'est le contraire de l'indifférence aux autres que l'on peut trouver parfois chez les sages de l'Antiquité!

L'autre ligne d'analyse du livre emporte par contre mon adhésion et révèle bien toute la finesse du "moraliste" qu'est Conche: elle porte indissolublement sur son goût de la vie et son souci constant de la mort, les deux étant liés. Car Conche s'oppose à toute vision de l'existence humaine qui serait pessimiste ou nihiliste, sous prétexte qu'elle serait vouée à disparaître: son hostilité à un Schopenhauer ou à un Cioran (cités par Carrassan) est manifeste, comme est manifeste son refus de la vision religieuse qui nie la vie au nom d'un monde supra-terrestre fictif, y compris chez Pascal. Le naturaliste athée qu'il est ne peut que valoriser la seule réalité dont il soit certain, la vie même, autant dans son "intensité" que dans sa "longévité" est-il indiqué subtilement. Et le fait qu'elle doive finir, s'il peut la rendre absurde (c'est moi qui parle), ne peut qu'en renforcer le prix ou la valeur, paradoxalement mais sûrement. La mort, comme il a été souvent souligné, peut nous guérir de nos maux lorsqu'ils sont insupportables et qu'ils déprécient la vie, d'autant qu'on peut en décider (Conche n'est pas contre le suicide ou la mort assistée); elle confère un prix inestimable à ce qui est éphémère non pas bien que mais parce qu'il est éphémère et Conche nous rappelle justement que la perspective de l'immortalité serait terriblement ennuyeuse; enfin, que deviendrait la philosophie dans ce cas, de quoi pourrait-ellle s'occuper, que pourrait-elle questionner? Pour une fois, il faut être d'accord avec Schopenhauer qui fait de la mort "le génie inspirateur de la philosophie" (p. 79), cette philosophie qui aura fait le bonheur permanent de Conche et qui pourrait rendre heureux tant d'autres! Alors, oui, à ces différents points de vue,"heureusement qu'on meurt"!

                                                                                         Yvon Quiniou

François Carrassan, Heureusement qu'on meurt. Sur une parole de Marcel Conche, édité par J.- C. Grosse aux Cahiers de l'Egaré, 2015.

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