Quand « Le Monde » déraisonne idéologiquement
Il n’est pas simple de critiquer dans un média un autre média, connu et apprécié par beaucoup, en l’occurrence le journal Le Monde. Mais je me sens obligé de le faire en tant qu’intellectuel qui ne se contente pas d’être un philosophe se plaisant dans sa tour d’ivoire à l’abri du « temps » et de « l’air du temps ». Etant pleinement engagé à gauche dans une optique communiste que j’assume depuis longtemps, mon rôle est aussi d’intervenir, disons idéologiquement sur la base de convictions intellectuelles et morales, pour contester des idées qui sont scandaleuses parce qu’elles confortent un ordre social de plus en plus injuste, défavorable à la grande majorité de la population. Or ces idées peuvent aussi apparaître dans un itinéraire intellectuel individuel qui les rend d’autant plus absurdes et choquantes. C’est le cas, précisément, du dit « philosophe » Jambet (qui fut accompagné de Lardreau) dont Le Monde vient de parler longuement et élogieusement dans une page entière (le 14 février) sous la plume surprenante de Jean Birnbaum
Le motif en est l’entrée de celui-ci à l’Académie française, dont on connaît le conformisme, il est vrai. Mais ce conformisme se manifeste ici dans un autre conformisme, celui d’une admiration journalistique sans le moindre recul critique vis-à-vis d’un parcours politique et intellectuel aberrant, dont je vais signaler où il a mené Jambet. Je rappelle seulement, pour me faire mieux comprendre, qu’avec son ami Lardreau, il a été le leader, après Mai 68, de l’organisation « La gauche prolétarienne », d’extrême-gauche et même maoïste, avec ses dérives radicales. Or après une carrière très honorable de professeur de philosophie, il a changé progressivement, abandonnant le rationalisme inhérent à cette discipline pour non seulement s’intéresser à l’islam en tant que très bon spécialiste, mais en épouser de plus en plus le contenu intellectuel, en l’occurrence spirituel, au point d’en devenir lui-même philosophiquement spiritualiste. Son changement s’est effectué d’abord en direction du christianisme, changement qui est alors vécu comme un « évènement spirituel » qui oriente son engagement politique avec sa « soif de justice » vers « l’enthousiasme spirituel », entendant soi-disant « l’appel de l’Ange » (sic), rien que ça, qui s’apparente à un miracle ! Au point de faire du christianisme, selon Birnbaum, « le modèle de toute révolution culturelle », se substituant alors, si on a bien compris, à une révolution proprement politique. Bravo pour les dommages immenses provoqués sur les hommes par la religion chrétienne un peu partout dans le passé et que bien de grands penseurs, à commencer par Spinoza, Hume, puis les philosophes de Lumières et ceux du siècle suivant, dont Feuerbach, Marx, puis Freud, ont dénoncés - je n’y reviens pas.
Mais ce qui est plus grave, c’est la conversion à l’islam quand Jambet devient islamologue, puis islamophile (ce n’est pas pareil) et se place alors du côté des « messianismes chiites ». Au point que « la théologie politique persane » aura été son « miroir secret », selon son acolyte Daniel Rondeau qui le recevait à l’Académie, et ses personnages « habiteraient notre mélancolie française » (sic) : j’avoue ne pas être habité par cette mélancolie, purement fantasmée ! A quoi s’ajoute dans ses livres un emprunt fasciné fait à l’imaginaire musulman, au moment même où celui-ci se traduisait par des exactions terriblement meurtrières, celles d’un djihadisme cruel comme l’attentat du 11 septembre 2001 l’a montré et prouvé. Il s’en est mis à l’abri dans une solitude réconfortante, narcissique et égoïste, indifférente aux maux de la politique contemporaine, dus pourtant aussi à cette religion qu’il vante. Et il était même capable de demander à un visiteur : « Que se passe-t-il dans le monde extérieur ? » Aucun regret, de sa part pour cette indifférence ! Et ce qui compensera ultimement sa solitude, désormais, c’est l’exaltation de la langue française, « immortelle » elle !
Conclusion : cet évènement journalistique, de la part d’un journal qui a de l’audience et de l’influence, révèle à quel point une partie de notre intelligentsia est en pleine dérive idéologique mais, tout autant, en plein affaiblissement intellectuel, l’un étant lié à l’autre - et je pourrais en donner bien d’autres exemples, hélas. Oui, le journal Le Monde faiblit dans ce cas ou dans ce registre (ce n’est pas le cas ailleurs), il déraisonne et affaiblit son intelligence. Il affaiblit alors la lucidité intellectuelle collective dont nous avons pourtant besoin, et ce parce que « le monde tout court », dominé le capitalisme mercantile, va mal et que la presse en subit majoritairement les conséquences.
Yvon Quiniou
NB : 1 Je signale à tout hasard que ce même journal refuse désormais (ce n’était pas le cas autrefois) de se faire l’écho du marxisme actuel, qui est pourtant en plein renouveau, y compris à l’Université.
2 Ma critique rapide de l’option philosophique de Jambet s’inscrit bien évidemment dans un travail de fond présent en particulier dans Misère de la philosophie contemporaine. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze (L’Harmattan). Jambet était proche de certains d’entre eux, spécialement de Foucault.