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Billet de blog 15 mars 2016

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L'anti-marxisme de Valls

Le refus affiché du marxisme par Valls explique nombre de ses dérives politiques actuelles.

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La question du rapport de Valls au marxisme se pose à la suite d'une interview de son conseiller politique, Zaki Laïdi, dans Le Monde du 13 mars. Et ce n'est pas une question anodine tant ce rapport, selon qu'il est favorable ou hostile, peut décider d'orientations politiques tout à fait différentes, voires opposées.

Avertissement préalable: le marxisme (celui de Marx) a l'immense mérite théorique d'éclairer la société capitaliste contemporaine en mettant l'accent sur sa base économique, les rapports de production, sur le sort fait aux travailleurs à travers l'exploitation dont ils sont victimes, sur le fait que la richesse des capitalistes vient du travail salarié auquel elle est extorquée, mais aussi sur les effets de tout cela dans l'ordre de la vie sociale, politique et individuelle - à savoir, pour le plus grand nombre, une démocratie qui a peu de réalité au regard de ce que le mot signifie (le pouvoir du peuple), mais tout autant une aliénation des individus appartenant aux classes populaires et qui se retrouvent non seulement largement dépossédés d'un pouvoir réel sur leur existence collective (c'est l'aliénation au sens 1), mais mutilés dans leur être, leurs capacités et leurs goûts, par leur situation de dominés (c'est l'aliénation au sens 2). Mais du coup, il a aussi l'immense intérêt pratique d'attirer l'attention sur le maheur social qu'engendre le capitalisme et que l'idéologie dominante, renouvelée aujourd'hui par le néo-conservatisme qui gagne nos élites politiques, tend à masquer alors que sa prise en compte pourrait leur suggérer que leur rôle, après tout, devrait être d'y mettre fin, autant que possible.

Cette visée progressiste, nourrie d'une référence marxiste incontestable, mais que les médias occultent systématiquement, sinon cyniquement, était celle des grands dirigeants qu'a connus la gauche depuis le début du 20ème siècle en France: Jaurès, dont on oublie régulièrement de signaler qu'il était devenu communiste (et non seulement socialiste) et qu'il adhérait, avec des nuances il est vrai, à la conception marxienne de l'histoire; Léon Blum aussi, à sa manière, qui ne s'était pas associé à la création du PCF non pour une raison doctrinale mais du fait de son intégration dans la 3ème Internationale bolchevique; ou encore certains membres de la gauche arrivant au pouvoir en 1981 sur une base clairement anti-capitaliste et avec un Chevènement se déclarant "anti-antimarxiste", ce qui revient, une double négation équivalant à une affirmation, à se dire indirectement marxiste!

Or ce paysage mental a quasiment disparu au sein du PS depuis 1983 et le tournant de la rigueur et, par touches successives, le projet socialiste s'est converti en projet social-démocrate, puis social-libéral et, désormais, en projet économique libéral intégrant définitivement l'économie de marché, autre nom de l'économie capitaliste. Cela se voit donc avec Valls (et Macron en arrière-plan) pour la raison préalable que j'ai brièvement analysée et qu'il faut lui appliquer. On apprend ainsi dans l'interview en question, qu'il est indifférent au marxisme et même "rétif" (je cite) à lui. Déclinons cette indifférence, voire cette hostilité: 1 La prise en compte matérialiste des rapports de production lui paraît sans grand intérêt, l'identité sociale des hommes lui semblant inessentielle, malgré tout le malheur qui peut l'affecter. On reconnaît là l'influence de son origine catholique, si l'on admet que la religion véhicule une anthropologie abstraite, guère attentive aux classes sociales et à l'influence du milieu.2  Par contre, ô surprise,c'est l'identité tout court qui attire son attention, avec son débordement inévitable sur la question des identités religieuses (et je ne mets pas en cause ici ses position laïques). Or que signifie ce terme quand on le prend dans son sens générique d'où le social est absent? En quoi, ainsi conçu, peut-il nourrir le moindre projet de gauche (car il maintient le terme)? On est sur un terrain glissant qui pourrait nous entraîner à l'extrême-droite, avec ses revendications identitaires nauséabondes qui montent un peu partout en Europe!

3 Du coup, on le voit, en bonne logique non ou antimarxiste, s'en prendre au déterminisme sociologique censé excuser les comportements qu'il explique. Or cette position est, telle quelle, intellectuellement inadmissible. Manifestement il n'a pas lu ou n'a pas compris B. Lahire, auteur d'un remarquable livre sur ce sujet (voir l'un de mes billets précédents). D'abord ce déterminisme existe massivement, il est avéré, il affecte nombre d'aspects de notre vie individuelle et la référence à un individu coupé de celui-ci constitue un mythe idéologique dont le seul intérêt est de rendre les individus entièrement responsables de ce qu'ils font et d'inciter à la répression, ce en quoi Valls excelle: notre premier ministre est resté un ministre de l'intérieur. A l'inverse, prendre au sérieux cette dimension permet de concevoir une politique de prévention de la criminalité sociale (par exemple), autrement généreuse et efficace sur le long terme, à la manière dont un Marx préférait s'en prendre aux "foyers anti-sociaux du crime" plutôt que de tout centrer sur l'individu criminel (voir La Sainte famille). Ensuite, et tout autant, l'approche déterministe n'exclut pas que les hommes soient aussi des  sujets actifs à qui incombe une part de responsabilité consciente, que la justice doit sanctionner quand cela s'impose. Sauf que, à la lumière de la réflexion sociologique (en particulier), elle peut mesurer la part réelle et concrète, et non abstraite et fictive, de la responsabilité individuelle dans les méfaits et, donc, se montrer effectivement juste dans ses jugements et ses décisions - par exemple en trouvant des circonstances atténuantes, ce qu'aucune théorie du libre arbitre ne saurait concevoir!

On voit, pour finir, ce qu'il y a de commun dans les deux cas que j'ai évoqués et qui illustrent le refus du marxisme de Valls, en le concrétisant - refus que bien des intellectuels à la mode assument désormais sans ambages, oubliant la conscience critique de leur jeunesse (voir A. Senik, ancien dirigeant de l'UEC et qui vient d'écrire un livre résolument hostile au Manifeste communiste): c'est le refus, lui clairement politique, sinon moral, de prendre en charge la question sociale dans toute son ampleur, au profit d'une conception purement individualiste de l'homme qui innocente la société actuelle des dégâts humains qu'elle commet. Alors, on n'est plus du tout à gauche, mais sur le terrain du néo-conservatisme libéral: au secours Marx, reviens!

                                                                                               Yvon Quiniou

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