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Billet de blog 16 janvier 2017

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Deleuze ou la dérive littéraire de la philosophie

Deleuze est un penseur influent, spécialement à gauche. Pourtant, il illustre cette dérive irrationaliste et littéraire d'une grande partie de la philosophie contemporaine que j'ai récemment dénoncée: une conception du monde déconnectée des sciences et recourant à une écriture sophistiquée, et une opposition à la psychanalyse qui n'est pas acceptable. Il ne nous aide pas à être plus intelligents!

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Deleuze ou la dérive littéraire de la philosophie 

Deleuze constitue un paradoxe, car c’est un intellectuel double. D’un côté, c’est un remarquable historien de la philosophie, ayant présenté avec beaucoup de précision et de justesse des auteurs aussi différents que Hume, Spinoza, Kant, Nietzsche  ou Bergson, et il est aussi un penseur original de l’art et, spécialement, du cinéma. Mais d’un autre côté, il y est un philosophe à la mode, spécialement à gauche, qui a eu, certes, le mérite de dénoncer l’imposture des « nouveaux philosophes » à la fin des années des 1970, mais dont l’œuvre personnelle est d’une grande pauvreté théorique, tout en étant habillée d’une rhétorique verbale extrêmement sophistiquée, voire alambiquée, qui  en masque le vide.

Il y a d’abord sa conception même de la philosophie, qui met en son centre la « création de concepts » (voir Qu’est-ce que la philosophie ?), confondant ainsi le registre de l’art, qui est de l’ordre de la création, et celui de la philosophie qui n’a pas pour but de « créer » quoi que ce soit, fût-ce au moyen de « personnages conceptuels », mais de découvrir ce qu’il en est du réel sur le plan théorique, à travers la science désormais,  ou sur le plan pratique, en se fiant à une raison morale totalement absente chez lui.

Dans ce contexte général déjà peu convaincant, il y a son ontologie. Quoi qu’il se réclame d’un « plan d’immanence absolue » – qui est le mien et est tout proche du matérialisme –, il donne de l’Etre une vision assez curieuse : celle d’une réalité « plissée », aux « mille plateaux », dont la science ne saurait venir à bout et dont, de toute façon, par sa volonté d’unification, elle nierait les « plis ». Elle ne nous la ferait pas connaître, au sens fort : au fond de la réalité il y a selon lui un chaos primordial et la connaissance scientifique n’aurait pas pour fonction de nous le rendre intelligible et de le réduire – par exemple en nous démontrant qu’il y a des « lois du chaos » ! – mais, comme l’œuvre d’art, de le recouvrir par ses constructions théoriques. Celles-ci, loin de nous  révéler l’essence du monde, nous mettraient donc en présence d’un artefact de nature « chaoïde », à savoir un chaos stabilisé ! C’est donc au philosophe qu’il entend être, à sa manière, de nous dire l’Etre en l’appréhendant non comme constitué de choses ou d’objets, mais comme un ensemble de « plans » multiples, de  « lignes de fuite » (sic), de « fragments », etc. A ce niveau les concepts dits philosophiques fleurissent en nombre pour exprimer la « dispersion de l’Etre » comme « Chaosmos » ou « plaonème », ou encore pour l’offrir à différentes approches au sein desquelles l’art a sa place, à nouveau, comme dans cette triade : « percept, affect et concept ». Sans qu’il en ait conscience, la philosophie en sort proprement ridiculisée, comme dans ce passage qui fait de ses concepts « des touts fragmentaires qui ne s’ajustent pas les uns aux autres puisque leurs bords ne coïncident pas » ; et en plus, « ils naissent d’un coup de dés plutôt qu’ils ne composent un puzzle ». Mais ils « résonnent », et « la philosophie qui les crée présente un Tout puissant, non fragmenté, même s’il reste ouvert » (p. 211-212). On est ici en présence du contraire de l’exigence philosophique liée à la rationalité : beaucoup d’amphigouri et de préciosité, des métaphores sans intérêt théorique ni rigueur, voire incompréhensibles  puisqu’on ne voit pas comment, par exemple, des concepts pourraient avoir des « bords » ; et un propos d’ensemble qui ramène la pensée philosophique à une interprétation du monde, soustraite aux contraintes du travail intellectuel. On a basculé dans la littérature, même s’il s’agit d’une littérature qui se veut « conceptuelle », avec la possibilité de dire n’importe quoi, sans apporter la moindre preuve de ce qu’on avance. Il l’assume d’ailleurs à sa manière cette dimension d’irrationalité en affirmant que « la philosophie n’est pas discursive » – énoncé qui a tout l’air d’un canular !

La même critique pourrait être faite à ce qu’il dit de l’homme quand il le qualifie de « nomade », par opposition à l’idée de « monade ».  Non que cela soit sans rapport à avec la réalité d’un homme déraciné par la mondialisation, ni que cette expression soit vide sens : elle pose la question de l’éventuelle « indétermination » de l’individu, de son absence d’identité substantielle. Mais il transforme la question en affirmation dogmatique (quoique séduisante poétiquement) et il oublie tout ce que l’anthropologie scientifique peut nous dire de l’homme, avec les effets durables et consistants de l’influence de sa biographie sur sa personnalité. Précisément, et ce sera ma deuxième grande critique, c’est son refus une pareille anthropologie qui est inadmissible de sa part. Pour le dire clairement : il s’agit de sa  dénonciation de la psychanalyse dans L’Anti-Œdipe (écrit pourtant avec Guattari) qui est d’une faiblesse rare, d’autant plus qu’elle est formulée dans un langage lui aussi parfaitement abscond et sur un ton de mépris insupportable, surtout quand on voit les propositions qu’il entend opposer à celles de Freud. A la base, il y a le rejet de toute explication de l’être humain et des ses troubles psychiques par son enfance et la sexualité qui l’accompagne selon Freud. L’idée d’une dimension de désir  présente d’abord dans le rapport aux parents et qui trouve son acmé dans le complexe d’Œdipe, lui paraît aliéner le désir, l’enfermer dans la structure familiale et elle nous ferait oublier que nous sommes non des « sujets » mais des « machines désirantes », dont le désir habiterait le corps et l’individu dans toutes ses dimensions, à travers des « flux machiniques » aux « intensités » variables et un peu mystérieuses. Disparue la structuration de la personnalité avec son ça, son moi et son surmoi, dont le dysfonctionnement peut abîmer l’être humain ! D’où des formules d’une ironie lourde sur le triangle «enfant/ papa/maman » et les phases primitives de la vie sexuelle : on a la forte impression qu’il « refoule » (mais il rejette ce terme) ce qu’il a lui-même expérimenté… à l’aide d’une dénégation théorique fort médiocre ! Aucune reconnaissance forte de l’inconscient psychique, donc (il préfère un « inconscient transcendantal » !), du pouvoir explicatif de sa découverte dans de nombreux domaines, comme de l’efficacité de la thérapeutique que la psychanalyse en a tirée.

Pire : il moque l’intérêt porté par Freud au névrosé et même il lui reproche d’en généraliser le cas en œdipianisant toutes les maladies mentales. Il va alors lui opposer celui qu’il faudrait porter en priorité à la psychose, dont il croit repérer la présence un peu partout, et surtout au schizophrène que Freud aurait méprisé,  ce qui est, bien entendu, inexact. Mais la façon dont il comprend celui-ci est vraiment curieuse : ce serait la victime de la répression qu’exercerait le capitalisme sur nos « machines désirantes », la petite enfance ne paraissant guère jouer de rôle important dans sa genèse (il n’a pas l’air de connaître Winnicott), et il en arrive même à lui dénier le fait de souffrir, ses « délires et hallucinations » étant seconds par rapport aux émotions primaires qu’il ressentirait. Passant de la psychologie à la sociologie, il peut en faire alors le héraut (et le héros) d’une révolte anti-capitaliste à venir qui, libérant ses « flux de désir », le guérira. A lire cela, on se demande où est le délire : chez le schizophrène délirant… ou chez Deleuze lui-même, confondant ici littérature et théorie !

                                                                                   Yvon Quiniou

Ce texte est repris d'un article paru dans l'excellente  revue Les Zindigné(e)s, de Paul Ariès, qui pense hors des modes, et il s'inspire d'un chapitre de mon livre Misère de la philosophie contemporaine, au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze (L'Harmattan, 2016).

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