Hallucinant BHL !
Bernard-Henri Lévy vient donc de publier un nouveau livre (après bien d’autres), Nuit blanche, qui est proprement hallucinant pour plusieurs raisons qui tiennent toutes à son extrémisme, dans plusieurs registres. Et si je vais en parler, même brièvement, c’est que je suis celui qui avait osé le critiquer en 1978 dans le journal Le Monde pour sa défense des « Nouveaux philosophes » dont il se réclamait, lesquels ont très mal vieilli politiquement ou intellectuellement,et qui étaient obsédés par le rejet du communisme ou du socialisme, idéaux alors en pleine ascension. Je me retrouve donc, bien après, tout autant opposé à lui ayant écrit beaucoup,… je n’y peux rien !
Le premier registre est celui, sidérant autant qu’hallucinant, d’un livre qui est d’un narcissisme absolu, où il raconte, dans les moindres détails, sa vie d’homme malade incapable de dormir. Certes, c’est une situation vitale douloureuse et qui fait pitié, tant elle est implacable et inguérissable, mais il ne cesse de nous en décrire concrètement les symptômes la nuit, les médicaments aussi qu’il prend en vain et qui le détériorent (on connaîtra tous les somnifères possibles avec leurs effets négatifs) et abîment sa mémoire le jour, et on apprendra aussi les noms de médecins célèbres, pas seulement français mais du monde entier, qu’il aura consultés en vain, les jouant les uns contre les autres sans un véritable respect pour leur aide. On laissera de côté ses péripéties dans sa vie de vedette internationale, affectée par tout cela, y compris quand sa mémoire défaillante, donc, lui fait oublier sa préparation d’une conférence publique où son talent (il y insiste) lui permettra d’improviser ! Ce qui lui importait c’était la fréquentation, même fatigante, d’hommes célèbres, dont il tirait un profit de vanité publique.
Mais tout autant, il y a la description, qui se veut douloureuse et émouvante et qui peut l’être, de son existence d’insomniaque la nuit, avec son chat pas loin et A, en l’occurrence Arielle Dombasle, sa troisième femme aimée, qui dort tout près de lui et toute prête (si je puis dire) à lui venir en aide et dont il parle délicatement, il est vrai. Or c’est là que l’hallucinant est très fort en raison de son individualité hors-norme : BHL est un halluciné, sans doute en raison de son état qui a des conséquences psychiques sur lui, à savoir qu’il vit dans un monde imaginaire dont il ne peut se passer, fait de souvenirs personnels ou concernant toutes les « célébrités » qu’il a connues ou simplement rencontrées et dont il tire pour lui un prestige (c’est là aussi son narcissisme orgueilleux, sinon vaniteux), ou encore fait de références artistiques et surtout littéraires qui l’habitent et dont il réactive des formules célèbres… mais sans les mettre entre guillemets, ce qui fait qu’on les croit de lui avec leur brillant, sauf si on les connaît ! Artifice d’écriture ou pas ? Sachant que, de toute façon, il écrit bien, il faut le dire, avec beaucoup de facilité. Mais cet univers est tellement envahissant chez lui, dans son habitat nocturne, qu’il en perd parfois « la tête » et l’équilibre : il est prisonnier de fantasmes visuels, sinon auditifs, au point, raconte-t-il, de se renverser un jour, et non : une nuit, par terre et de devoir faire appel à sa compagne pour se relever !
Enfin, une autre forme d’« hallucination délirante », j’ose le dire ainsi bien qu’elle soit consciente et élaborée intellectuellement, c’est son positionnement politique depuis toujours, depuis l’affaire des Nouveaux philosophes, justement et qui le classe à droite, incontestablement (bien qu’il ne vote pas à droite, rejette l’extrême-droite - dont acte - et se dise de gauche), ce qui l’a amené à avoir fréquenté un Sarkozy, par exemple. Il faut y insister pour démythifier son « aura » auprès de beaucoup : son obsession constante aura été de se situer dans un positionnement hostile à la gauche anti-capitaliste officielle, ouverte à une perspective socialiste ou communiste, pleinement progressiste en tout cas : l’argent le séduit comme les capitalistes eux-mêmes, à titre personnel aussi (il est devenu très riche), on ne le voit jamais plaindre les pauvres, les exploités, les chômeurs, etc. et prendre parti pour supprimer leur situation de malheur ; pas un mot, non plus, sur et pour la pensée de Marx, par exemple, qui s’intéresse prioritairement à eux. Et, s’agissant des affaires internationales, il est connu pour avoir soutenu toutes les causes nationalistes contestables et l’avoir fait en vedette publique grâce aux médias ou à ses propres reportages filmés où on le voit en scène ; et sans préciser davantage ses partis-pris, il est capable d’afficher son attachement a-critique envers Israël (il est d’origine juive, mais cela ne justifie rien) et de dénoncer dans la critique de sa politique, pourtant meurtrière, contre les palestiniens, un « antisionisme » donc un « antisémitisme » (p. 104-105). Il peut alors attaquer ceux qui se réclament, dans leur combat politique, de la République en doutant de leur engagement et se dire, lui et bizarrement, de « gauche » !
Or c’est là aussi toute l’ambiguïté de notre personnage, qu’il faut brièvement approfondir sur un plan intellectuel. Je l’ai lu dans ses ouvrages qui se voulaient philosophiques, mais je n’en ai rien retenu de marquant sur leur plan théorique. Il ne se réclame guère de la science et du matérialisme qu’elle impose désormais et, apparemment, pas non plus du rationalisme. Pire et s’agissant de la raison qui est à la base de ce rationalisme théorique et pratique dans un but d’émancipation de l’humanité sur tous les plans, il est capable de contredire le peintre Goya affirmant magnifiquement que « c’est le sommeil de la raison qui engendre les monstres ». Il lui oppose que c’est « le non-sommeil », « la veille » qui le fait. Aberrant et scandaleux ! La morale authentique en fait les frais, y compris en politique, quoi qu’il en dise.
On aura compris, et je le signale tardivement, que tout cela se place à l’enseigne d’une critique radicale du sommeil ou, donc, d’une valorisation de la nuit blanche censée nous aider à penser le monde adéquatement. Comme si la lucidité intellectuelle à l’état de veille n’était pas prioritaire ! Concluons : BHL aurait mieux fait de dormir !
Yvon Quiniou, philosophe qui dort bien !