Kundera et la question communiste
Kundera est un grand écrivain, que j’ai admiré d’emblée et dont j’ai lu toute l’œuvre romanesque. Mais là n’est pas ma question : celle-ci tient à la manière dont, une fois de plus, on met en avant le problème du communisme (dont il aura été un partisan sincère et un contempteur ensuite, même discret), d’une manière grossièrement inintelligente et aveugle dans les médias à l’occasion de sa vieillesse, puis de sa mort.
C’est ainsi que j’ai écouté une émission de France-Culture, rééditée pour l’occasion, faisant désormais de lui un critique du « communisme » soi-disant présent dans la Tchécoslovaquie de son époque. Or, indépendamment de son cas à lui (il faudrait que je relise ses propos précis à ce sujet), je voudrais une nouvelle fois dénoncer cette imposture sémantique qui habite la conscience collective à travers le poids des médias qui la diffusent et ce sur une base anti-communiste au vrai sens de cette expression. Car ce qui s’est passé dans l’Union soviétique d’abord, puis dans les pays de l’Est sous l’influence de cette dernière, n’a pas grand chose à voir avec le communisme tel que Marx l’a pensé en toute rigueur et l’a voulu, et prétendre le contraire n’a d’autre but que de profiter de l’échec de ces régimes pour nous faire croire que le communisme en tant que tel est définitivement discrédité et donc mort : vive le capitalisme libéral désormais, dont rares sont ceux qui, même à gauche, aperçoivent la catastrophe humaine qu’il est déjà et qu’il nous prépare davantage à l’échelle de l’histoire mondiale avec la crise écologique !
Quitte à me répéter ici et à répéter aussi ce que j’ai approfondi dans certains de mes livres – mais la lutte d’idées en faveur d’une société meilleure dot être constamment menée si l’on a un peu de dignité morale, vu que son refus, lui, est constant –, voici ce qu’il faut penser du communisme lui-même à partir de l’héritage marxien… que même un Raymond Aron avait su honnêtement et intelligemment restituer dans Le Marxisme de Marx. Je vais le faire en trois points :
1 Le communisme n’est possible que sur la base du capitalisme développé, de ses forces productives industrielles et d’un majorité de travailleurs liés, directement ou indirectement, à celles-ci. C’est dire, comme Marx l’affirmé très tôt (dans L’idéologie allemande), qu’il ne peut venir de la campagne mais seulement de la ville. C’est l’inverse qui s’est produit en Russie avec Lénine, dans un pays où la classe ouvrière était très minoritaire… un Lénine qui n’était pas Staline mais qui lui a ouvert la voie ! Et comme Marx était un esprit ouvert à dominante scientifique, il a accepté, dans une correspondance avec une révolutionnaire russe, Vera Zassoutlich, qu’une révolution communiste puisse se déclencher en Russie sur la base de sa structure agricole locale (le MIR), mais il a ajouté fermement qu’elle ne pourrait réussir qu’avec l’aide d’une révolution en Occident, conforme à son schéma, laquelle n’eut pas lieu puis qu’elle échoua dans le sang en Allemagne, en 1918.
2 Le communisme était pour lui « le mouvement de l’immense majorité et dans son intérêt » (voir le Manifeste) : pas seulement « dans son intérêt » mais « de » cette immense majorité avec son autonomie. C’était donc un mouvement politique pleinement démocratique, c’est-à-dire exactement le contraire de ce qu’a été le régime de Staline, qui s’en réclamait pourtant : la dictature d’un homme sur son parti et, via celui-ci, sur le peuple, des millions de victimes à travers le travail forcé, mais aussi des atteintes multiples à la liberté de l’esprit, y compris dans la science (voir l’affaire Lyssenko). Je ne développe pas.
3 Enfin, c’était une société permettant de mettre fin à l’aliénation des individus, leur permettant d’épanouir au plus haut niveau leurs potentialités de vie. Sans être une catastrophe à ce niveau, ce ne fut guère le cas ou en tout cas l’émancipation fut « encadrée »… et Kundera, dans ce pays annexé que fut la Tchécoslovaquie, en fut le triste témoin, à savoir le témoin d'une "triste plaisanterie" de socialisme ou de communisme!
Et j'ajoute, par rapport à ce bilan lucide, que la Chine, partant de conditions populaires, à savoir paysannes encore plus graves (90%100 de la population étaient des paysans au départ) a commencé par répéter la même erreur jusqu'à la terrible et mortelle "Révolution culturelle" et le "bond en avant" sous la direction de Mao, avec là aussi ses millions de victimes pour cause de "volontarisme": rien à voir, à nouveau, avec Marx et son communisme... malgré la ferveur aveugle de nombreux maoïstes occidentaux à l'époque! Sauf que, et c'est important, après la mort de Mao, donc à la fin du 20ème siècle et au début du 21ème, un retournement complet s'est opéré dans l'économie et le partage des richesses qu'elle s'est mise à produire: un pays désormais à la pointe du monde, la fin de l'extrême pauvreté, 400 millions de membres de la classe moyenne qui vivent bien, un système éducatif performant, une politique étrangère qui n'a rien de l'impérialisme politique qu'on croit y déceler, etc. Tout cela n'en fait pas un régime parfait, ni socialiste ni communiste, mais estimable, malgré ses prémices de départ anti-marxiennes, soutenu par des pays de la Zone sud intégrant le soutien de Lula au Brésil et freinant l'impérialisme grossier des Etats-Unis. Bruno Guigue, dans un livre volumineux dont j'ai rendu compte ici, Communisme (chez Delga) vous confirmera mieux que cette estime qu'on peut lui porter!
Tout cela, et pour revenir à mon sujet, montre à quel point il y a une propagande idéologique omniprésente qui tend à vénérer sans le moindre esprit critique le capitalisme, y compris dans la déferlant libérale actuelle, avec ses victimes sociales partout, et la mort de Kundera en fournit un prétexte facile pour ne pas en parler. C'est bien pourquoi, mais sans savoir comment celui-ci se serait positionné par rapport à mon analyse du véritable communisme - car c'était aussi un penseur attiré par la philosophie et la théorie -, il faut absolument se méfier de l'idéologie et de son pouvoir face à cette question, pour reprendre sans hésitation ni la moindre vanité, le titre de mon dernier livre. Car elle peut même produire un idéologie anti-communiste qui ne s'avoue pas!
Yvon Quiniou
NB: Voir donc "L'idéologie et son pouvoir. Essai critique" paru chez L'harmattan, entre autres.