La déclaration des évêques de France : intéressante, mais ambiguë
La réflexion officielle des évêques de France, dont Le Monde a publié de larges extraits, est à la fois intéressante et ambiguë.Intéressante car elle fournit pour la première fois, me semble-t-il, une analyse politique critique du mal-vivre actuel et même des dangers qui pèsent sur le contrat social – analyse que nombre de républicains, spécialement ceux de gauche, pourraient faire leur sans problème. La critique d’une vie politique déchirée par les conflits de personnes et les ambitions individuelles, qui déconsidére aux yeux de beaucoup l’idée même de politique ; la dénonciation des inégalités socio-économiques grandissantes, accompagnant celles liées au chômage, au déclassement et à la pauvreté qui augmente ; l’abandon du souci d’un bien commun au profit d’un individualisme libéral exacerbé (c’est moi qui précise ce point) ; un Etat dont l’autorité se délite et semble n’avoir aucune prise sur le cours des choses – mondialisation aidant, cette mondialisation à laquelle on se soumet délibérément ; enfin, et ce n’est pas rien, la difficulté à assumer d’une manière rigoureuse mais généreuse la question migratoire, donc l’accueil des étrangers sur notre sol : tout cela nourrit une inquiétude identitaire dont le vote en faveur du Front national est la pire réponse, même si le texte publié ne le dit pas comme cela. L’évêque de Marseille, qui le commente dans une interview, indique courageusement ce risque, tout en se contentant d’y voir la tentation d’une politique de « renfermement » sur soi, à savoir la nation. Mais c’est déjà bien eu égard à la montée de la séduction pour l’extrême-droite chez les catholiques pratiquants et chez certains dignitaires de l’Eglise, alors qu’elle est clairement contraire à l’Evangile. Dont acte, donc, pour tous ces propos.
Reste ce qu’il y a de moins intéressant car, pour le moins, ambigu. Et tout d’abord, face au malaise social, cette déclaration oublie de dire que la doctrine de l’Eglise dans ce domaine est clairement favorable au libéralisme économique, donc au capitalisme (que ceux qui en doutent me signalent des textes allant en sens inverse). Il est donc difficile de critiquer les effets sociaux d’un système qui est la cause de tout ces maux et dont on admet le principe : la propriété privée des moyens de production. Et puis, il y a la question terriblement épineuse de l’identité en général et, spécialement des identités religieuses. Je laisse de côté la première, soulevée par le caractère composite actuel des nations du fait de la mondialisation, car j’en ai parlé ici même. C’est surtout la question de l’identité religieuse, spécialement la chrétienne, qui me fait problème, vu la manière dont celle-ci est présentée. Il y aurait donc un héritage chrétien de la France qu’il faudrait à la fois assumer et valoriser, comme on a voulu le faire à propos de la Constitution européenne en le généralisant à l’Europe, en vain cependant et heureusement. Car ce que les évêques oublient régulièrement de signaler et de dénoncer, c’est que l’Eglise catholique, spécialement, n’a joué dans notre histoire politique aucun rôle positif au service politique de l’humain, contestant dans un premier temps tous ses progrès. Dans l’ordre et trop brièvement : elle s’est opposée d’emblée à la Révolution française et à ses acquis universels, s’exprimant dans la devise préliminaire de la Déclaration de 1789, dont les évêques d’aujourd’hui se réclament fièrement… alors que les prêtres réfractaires la rejetèrent violemment au nom de leur foi ! S’en est suivi toute une littérature d’inspiration chrétienne, s’alimentant à la pensée de l’anglais Burke (voir ses « Réflexions sur la révolution de France ») et hostile à cette révolution comme les écrits de J. de Maistre ou L de Bonald, qui iront même jusqu’à justifier l’idée de théocratie, en plein 19ème siècle, sans que l’Eglise trouve à y redire. Et il faudra attendre la fin de même siècle pour qu’elle accepte l’idée même de République ! Quant au socialisme, c’est dans les années 1970 qu’elle acceptera, enfin, que l’on puisse lui être favorable en tant que chrétien, précisément, avant qu’elle ne revienne ensuite en arrière, suivant l’air du temps. De même, s’agissant des valeurs existentielles concernant notre vie individuelle, elle n’a jamais rejeté explicitement la thèse doctrinale de l’infériorité de la femme par rapport à l’homme (qui culmine d’ailleurs dans une autre religion, l’islam), ni le mépris de la vie sensible, du corps et de la libre sexualité. Quant à l’homosexualité, l’Eglise (toutes les Eglises) continue de la réprouver et le propos récent du pape François, demandant qu’on soit miséricordieux à l’égard des homosexuels, constitue, sous l’apparence d’une avancée généreuse (cela vaut mieux que la promesse de l’enfer) une injure insupportable à mes yeux : de quel « pêché » les homosexuels sont-ils donc coupables pour qu’on doive faire preuve de « miséricorde » à leur égard ? Et je laisserai de côté dans ce bilan critique son hostilité constante aux progrès de la connaissance scientifique.
Tout cela nous entraîne sur le terrain délicat de la laïcité. D’abord il faut se souvenir que la laïcité française a été obtenue contre la résistance féroce de l’Eglise catholique et que le même pape François, ce grand communiquant, en a déploré récemment les « excès » en France (sic). Ensuite, elle ne consiste pas, juridiquement s’entend, à voir dans « toute religion un ennemi potentiel de la République et de la liberté humaine », même si on peut le penser à titre personnel (c’est mon cas) pour les faits que j’ai signalés plus haut. Juridiquement, je le répète : elle se contente de séparer l’Etat et les églises et d’exiger le respect des croyances… comme de l’incroyance, contrairement à la tendance de toutes les religions – je dis bien : toutes – à vouloir investir le champ de la vie publique et politique, l’islam en étant malheureusement la forme extrême aujourd’hui. C’est ici que le problème se corse : d’une part il n’y a pas une religion mais des religions, en concurrence permanente et qui sont source de conflits spécifiquement religieux : tout l’histoire passée et présente l’atteste : il a eu et il y a encore des guerres de religion ! Vouloir les cantonner dans la sphère privée ou, en tout cas, leur interdire de se manifester d’une manière prosélyte dans une partie de l’espace public (administration, services publics, école, voire lieux de travail) me paraît légitime pour éviter la conflictualité interconfessionnelle et les trouble qu’elle peut entraîner : vais-je afficher, moi, par un signe quelconque et dans le champ de mon travail, mon athéisme ou mon agnosticisme ? Franchement, il faut vraiment être retardataire ou nager dans le délire religieux pour ne pas acquiescer à ce point et ne pas demander cette abstention ou neutralité. C’est aussi cette abstention que doit pratiquer le professeur de philosophie qui n’a pas à militer pour l’athéisme métaphysique dans ses cours, même s’il en est partisan. J’ai toujours procédé ainsi.
Reste la question de la présence visible d’une appartenance religieuse dans cette autre partie de l’espace public qu’est, en particulier, la rue, avec tous les problèmes posés récemment par le voile islamique. Je dirai seulement, mais fermement, que cette présence extérieure (vêtement, parfois prière, alimentation) est gênante quand elle renvoie à une religion qui nie, dans ses dogmes fondamentaux, les valeurs de la République, comme l’égalité homme/femme ou la démocratie, le droit pour le peuple de décider de ses lois collectives. Et, pour être plus précis, je suis plus que gêné, mais peiné douloureusement devant le spectacle de ces femmes portant une burka pesante par temps chaud, alors que leur mari se promène en short. Ou encore quand je les vois contraintes de s’habiller pour se baigner, contrairement à leurs maris. Et qu’on ne vienne pas affirmer, comme certaines féministes qui ont scandaleusement oublié leurs convictions, que ces femmes-là choisissent librement de se comporter ainsi. Non ! Elles ont été soit contraintes de le faire (elles obéissent alors à leur mari), soit conditionnées depuis longtemps à adopter cette coutume religieuse : c’est ce qu’on appelle l’aliénation, qui désigne ici un comportement liée à des valeurs que l’on a intériorisées depuis longtemps, sur la base d’un déterminisme idéologique dont on n’a pas conscience, qu’on ne soupçonne même pas, au point de vouloir ce qui vous abaisse, de vouloir son propre esclavage. « Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir » disait déjà Rousseau, en avance sur la pensée de Marx, et qui approuverait ce que je dis ici non par anti-cléricalisme sommaire, mais par simple lucidité!
C’est pourquoi, et pour conclure, il est difficile de suivre ces évêques dans leur apologie finale des convictions et des croyances religieuses en raison « de l’apport bénéfique qu’elles peuvent apporter à la vie de notre pays » (je cite). Non qu’il faille en interdire l’expression dans cette partie de l’espace public dont j’ai parlé, mais nous devons porter un regard intellectuel et moral critique sur elles, en raison de tout ce que j’ai dit d’elles, de l’énorme passif qu’elle comportent humainement dans l’histoire. Bref, il faut reprendre le flambeau de la critique rationaliste qu’en faisaient les philosophes des Lumières (avec Hobbes et Spinoza avant eux), en la complétant par l’explication critique qu’en ont fournie les grands penseurs du 19ème siècle : Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud, qui n’avaient tous qu’un souci : améliorer le sort de l’humanité ici-bas. C’est à ce prix que l’on poursuivra le combat pour l’émancipation des hommes sur tous les plans, cet objectif digne d’une vraie et grande politique – combat (pacifique) terriblement en panne par les temps qui courent.
Yvon Quiniou