Quelles émancipations dans l’histoire ?
Dans ce nouveau livre, Emancipation. Historique et actualité d’un concept, Arno Münster nous offre un panorama riche et fouillé de l’émancipation telle qu’elle a été pensée et réalisée, pour un part, dans l’histoire. De la lutte contre l’esclavage à la Révolution française et ses Droits de l’homme, du projet de Marx avec son échec en Union soviétique, jusqu’aux combats contemporains et ses théoriciens comme Marcuse ou l’Ecole de Francfort, les mouvements révolutionnaires en Amérique latine ou les aspirations féministes, le lecteur aura de quoi être éclairé sur une problématique politique essentielle, qui donne du sens, sinon un sens à l’histoire.
Je ne peux tout en dire étant donné le nombre de parties (21) qui en parlent, soit historiquement, soit intellectuellement. Mais on sera étonné, contre l’historiographie dominante, de voir que cette exigence a été formulée autrefois par La Boétie, même si l’on peut contester son idée d’une « servitude volontaire », sachant que c’est la servitude elle-même qui produit son désir amenant à vouloir sa perpétuation, ce qui définit l’aliénation. Par contre, on sera ravi de l’évocation de Spinoza critiquant la superstition religieuse et ses fantasmes imaginaires qui soumettent les hommes aux tyrans, dans le Traité théologico-politique, en regrettant que cette évocation soit trop brève ! Je laisse de côté le siècle des Lumières, animé par les auteurs de l’Encyclopédie et en précisant l’importance décisive de penseurs comme Condorcet, Rousseau et son projet de démocratie radicale, mais aussi Kant dans sa vieillesse saluant la Révolution française, mettant au premier plan la dignité et l’autonomie du sujet humain et voyant dans l’enthousiasme que cette révolution suscitait chez ceux qui n’étaient pas directement concernés par ses acquis (comme lui), la preuve de l’existence d’une « disposition morale » en l’homme ! Je vais plutôt m’intéresser à quelques théoriciens plus proches de nous et qui sont encore d’actualité, j’ai envie de dire : hélas !
Il y a Marx en premier et donc le marxisme qui en est issu. L’ouvrage démêle plutôt bien l’écheveau que constitue l’association Marx/ marxisme/marxisme-léninisme qui a fait du tort à la pensée du premier et il a raison de rappeler que ce qui s’est fait en URSS et dans ses pays satellites n’était ni du communisme, ni du socialisme ; cela laisse la porte ouverte à une émancipation à venir du prolétariat et donc à la suppression de son exploitation, voire à celle de la grande majorité du peuple si l’on a bien compris le sens structurel et non concret ou misérabiliste du concept de « prolétariat » (c’est moi qui parle, ici). Et il a raison aussi d’évoquer tous les conflits d’interprétation du message marxien dans le mouvement ouvrier en Europe, des réformistes comme Bernstein aux vrais révolutionnaires comme Rosa Luxemburg, ainsi que dans la social-démocratie.
Mais il y a aussi l’Ecole de Francfort avec en particulier Horkheimer qu’il connaît très bien. L’originalité de cette Ecole et donc de son premier représentant, est de rompre non avec le marxisme comme tel, c’est-à-dire de l’abandonner (ce qui n’aurait aucun sens), mais de rompre avec une conception dogmatique de celui-ci centrée sur la seule économie et son effet sur les hommes lorsqu’ils sont exploités. Il s’agit de l’ouvrir aux science humaines et donc à la psychanalyse, ce qui a donné naissance à ce qu’on a appelé le « freudo-marxisme ». Plus précisément, la pensée à la fois théorique et critique de l’émancipation doit faire place aux facteurs subjectifs qui animent les individus dans leurs luttes libératrices et, tout autant, intégrer la morale dans cette perspective – cette morale qu’un certain marxisme dogmatique, voire Marx lui-même en un sens, avait tendance à éliminer au profit d’une vision scientiste et positiviste de la politique révolutionnaire et d’un sens objectif de l’histoire qui serait ainsi révélé. A quoi s’ajoute, mais en sens inverse, des données psychologiques qui affaiblissent les individus, comme la perte justement du sens de l’individualité, le conformisme ou l’imprégnation d’une structure autoritaire issue de l’éducation familiale et du complexe paternel.
On retrouve ce renouveau de la pensée de l’émancipation chez Reich, mais centrée cette fois-ci clairement sur la référence à la sexualité : l’épanouissement de l’homme doit passer par celui de sa libido, qu’il doit cesser de sublimer intégralement dans des activités « supérieures » qui, en réalité, mutilent aussi son être. C’est donc aussi à une « révolution sexuelle » qu’il appelle corrélativement à la révolution sociale et il s’en prend alors, lui aussi, aux structures autoritaires qui enferment l’individu dans la passivité politique, lui forgent un « caractère » conformiste capable de le soumettre de lui-même à un pouvoir fascisant (voir sa Psychologie de masse du fascisme). Dernier exemple de ce renouveau de la critique, quelles que soient ses limites ou ses dérapages : Marcuse (le sous-titre du livre est : De Marx à Marcuse). Münster en retient à juste titre deux choses : sa critique de la répression sociale que le capitalisme exerce sur la vie humaine, sexualité comprise, mais tout autant sur les besoins humains soumis à la consommation marchande : il en appelle au développement des besoins les plus élevés qui sommeillent en nous (ce qui en réalité était déjà chez le jeune Marx) et donc à une « révolution culturelle » et à de « nouvelles formes de vie » (p. 151) – ce qui anticipait la révolution de mai 68 en France, dont les acteurs étudiants se sont reconnus dans ses aspirations.
Je m’arrête là, sauf à signaler tout de même la place qui est faite à la question écologique, avec ses désastres humains actuels et à venir, et dont la solution lui paraît, à juste titre, inséparable du socialisme lui-même. Pour reprendre ma propre formule présente dans la conclusion de mon livre sur la démesure, pour lui comme pour moi « il n’y a pas de solution purement écologique à la crise écologique » ! Et il fait aussi sa place à l’émancipation des femmes dont le souci est ancien, en particulier dans le mouvement ouvrier influencé par Marx mais pas seulement, et qui aura été très bien mis au premier plan par Ernst Bloch – quitte à ce que ce souci dérape aujourd’hui dans un nouveau féminisme « différentialiste » excessif, qui me paraît un peu déraisonnable et inutilement agressif (c’est moi qui parle, ici, mais Münster m’a dit son accord avec moi sur ce point délicat).
Voilà quelques aperçus sur ce livre qui doivent stimuler la curiosité de ceux qui, en particulier, n’auraient pas encore saisi l’importance du concept d’« émancipation » tant il est vrai que l’idéologie libérale dominante, celle de Macron en particulier (voir son livre dit Révolution) ne cesse de l’occulter. On regrettera seulement que ce concept n’ait pas été suffisamment approfondi en lui-même et diversifié dans ses applications, avec le concept qui l’accompagne, celui d’aliéantion. Car l’émancipation démocratique voulue par Rousseau, par exemple, est politique, alors que celle associée au projet communiste libère les hommes sur un plan socio-économique. De même, la fin de l’aliénation imposée par le capitalisme a une dimension anthropologique multiple qui aurait pu être mieux explicitée. Mais l’intérêt de ce livre est aussi de soulever ces questions pour en débattre !
Yvon Quiniou
Emancipation. Historique et actualité d’un concept, Arno Münster, L’Harmattan,