Quand le sport (inter)national est exploité mercantilement et politiquement
Une précision préalable : j’aime le football depuis longtemps, mais je l’ai vu se laisser se dégrader par l’argent dans les compétions nationales où l’on recrute des joueurs étrangers à des prix forts, sinon exorbitants, au point de dissoudre l’identité des clubs d’autrefois, qui recrutaient ou formaient sur place : le FC Nantes n’est plus qu’un nom et le PSG est un club cosmopolite, propriété du Qatar – pour ne prendre que deux exemples extrêmes. Cependant je croyais le football (inter)national à l’abri de cette dérive ou emprise, car il a cette spécificité que ceux qui y jouent le font sur la base d’une motivation nationale qui dépasse le seul intérêt mercantile (même si celui-ci n’est pas totalement absent) et cela vaut pour toutes les équipes qui ont participé à la coupe du Monde : il suffisait de voir comment le chant de leur pays était le plus souvent entonné avec une ferveur qui n’était pas hypocrite. Cette dimension de la motivation, nationale ou patriotique, mais qui n’a rien de nationaliste, me plaît fondamentalement car elle dépasse le seul égoïsme personnel et intéressé, elle implique un décentrement par rapport à soi qui est bienvenu. Et elle nous prouve que la question de la différence culturelle (ici l’identité nationale) n’est pas une vielle lune que l’impérialisme de l’argent aurait fait totalement disparaître.
Or cette image s’est brouillée à mes yeux après une analyse plus fine de ce qui s’est passé autour et avec les Bleus, quelle que soit l’immense valeur de leur exploit collectif. Cette réflexion critique m’est venue à l’occasion du documentaire que TF1 a consacré à l’aventure de l’équipe de France : une demi-heure de publicités, sans intérêt, exploitant le « temps de cerveau disponible » juste avant une émission qui allait avoir du succès ! Mais surtout, il y a la manière dont l’image des joueurs français a été exploitée commercialement et avec leur accord, bien entendu, et ce quelles que soient leurs qualités individuelles, y compris humaines, par ailleurs. Or cela a été vrai tout au long de la compétition : on les a vus se prêter à des numéros commerciaux de cirque publicitaire pré-programmés, par exemple en faveur de telle marque de voiture, avec l’appui de la Fédération de football française qui y a trouvé des fonds financiers faciles, sans se poser la question de savoir si cela ne dégradait pas la perception que l’on peut et doit avoir du sport qui devrait rester une valeur en soi, avec sa dépense d’énergie, son investissement, son goût du beau jeu et de la victoire, etc. A quoi j’ajouterai, en dehors de la stricte retombée financière liée au paiement des joueurs qui peut sembler normale car méritée, toutes les autres retombées également financières qui vont être liées à l’exploitation mercantile de leur exploit dans toute une série de domaines parfaitement ridicules : vêtements, chaussures, ballons, image physique directe des joueurs associée à la promotion de marchandises sans rapport avec le sport (sauf fantasmatique !) mais destinée à les faire vendre.
J’avoue avoir du mal à comprendre cette complaisance des joueurs et à la rapporter à un goût du lucre qui serait inhérent à la nature humaine ou à l’idiosyncrasie des sportifs de haut niveau. En bonne logique méthodologique dans le champ de la compréhension de l’humain, si l’on veut expliquer les comportements individuels il faut les rapporter au système socio-économique dans lequel il se situent et qui, au minimum, les conditionne, sinon même les produit. Or c’est parfaitement le cas ici : nous vivons à l’heure d’une mondialisation capitaliste qui n’a d’autres valeur et but que la recherche de l’argent associé au profit et qui soumet tout – activités, objets, consommation, loisirs, culture et donc sport – à la loi de la marchandisation généralisée, oubliant la dimension qualitative inhérente à toutes ces « choses » en elles-mêmes, qui peut tirer les humains vers le haut dans l’actualisation de leurs capacités et besoins potentiels au lieu de les tirer vers le bas et les médiocriser. Or c’est bien ce système objectif, qui a nom : capitalisme, qui façonne cette mentalité et qui a atteint le sport, avec toutes les dérives qu’il peut comporter comme le dopage ou des manières de jouer violentes, qui nient l’éthique sportive et dont on a eu des exemples dans ce Mondial. C’est à cela que nous devons penser critiquement au lieu de nous abandonner à un enthousiasme infantile et aveugle, en nous disant au surplus que ce travers mercantile et aliénant a été théorisé depuis longtemps par des penseurs d’importance, mais trop souvent censurés, comme M. Clouscard, L. Sève dans ses derniers écrits, H. Lefebvre, C. Castoriadis, F. Guattari, ou même G. Debord (et moi-même), tous d’ailleurs se situant plus ou moins dans la ligne du premier Marx, celui des Manuscrits de 1844, si attentif au pouvoir aliénant de l’argent sur l’individualité humaine, ou encore celui du Manifeste dénonçant ce même pouvoir qui « noie tout dans eaux glacées du calcul égoïste » : n’est-ce pas cela que nous avons de plus en plus sous les yeux ? L’humanité est en pleine dégradation anthropologique et le culte macronien de l’efficacité économique, inspirée du pire libéralisme mondial, ne fait que la renforcer.
Quant à l’exploitation politicienne, elle vient précisément de notre chantre de l’efficacité. Soyons clair et bref : le succès des « Bleus » n’a strictement rien à voir avec notre « République » comme cela a été dit explicitement : « c’est le succès de la République telle que la valorise notre président » ai-je entendu, proprement stupéfait. C’est comme si l’on avait attribué la victoire éventuelle des Croates (qui était possible) à leur « République » en piteux état ! Plus largement, c’est confondre les champs sémantiques : la « République » est un concept politique qui vaut au-delà de la personne qui l’incarne provisoirement et elle n’est en rien responsable d’un exploit collectif sportif. Celui-ci est le fait d’un groupe d’hommes et, au-delà, d’un pays ou d’une nation avec son organisation propre dans ce domaine et ses traditions qui datent de bien avant l’élection de Macron ! Il y a eu là une manière de tirer à soi un succès qui est malhonnête. A quoi se sont ajoutées des gesticulations dans la tribune officielle dignes d’un gamin mais indignes d’un président de la République, et qui n’avaient d’autre but que de s’attirer démagogiquement les faveurs de la foule. Gesticulations au surplus en contradiction avec la posture de président jupitérien, c'est-à-dire distant et hautain, qu’il avait décidé d’adopter. Il est alors retombé non au niveau de Hollande (homme mesuré), mais de Sarkozy avec ses clowneries, brouillant totalement sa stratégie de communication jusqu’alors rigoureusement inverse. L’opinion publique ne s’est pas laissée tromper puisque, juste après ces palinodies et pantalonnades, elle l’a maintenu à un très bas niveau d’opinions favorables. Comme quoi, à défaut d’avoir été efficace, il aura été condamné justement par le peuple, pleinement républicain ici.
Yvon Quiniou.