Relire Stendhal sur l’amour
L’ouvrage De l’amour, de Stendhal, est un pur chef d’œuvre. Je l’avais lu et je l’ai relu, et c’est cette relecture qui me fait dire cela, comme si la maturité supplémentaire que l’on a acquise et le simple fait de relire une œuvre d’importance (c’est le cas aussi pour un film que l’on revoit) permettait d’en avoir une intelligence et une jouissance plus grandes. Avec ce paradoxe, pour ce livre : il a été méprisé à sa sortie, s’est peu vendu… alors que, si je puis dire, « il vole très haut ». Mais il n’est pas le seul dans son cas tant l’opinion, façonnée et abîmée par des succès superficiels, est incapable souvent de se hausser au-dessus d’elle-même face aux grands écrits.
Quel livre alors, j’entends : qu’est-ce qui fait sa grandeur ? Question à laquelle il n’est pas simple de répondre tant on peut l’appréhender sous plusieurs angles. D’emblée, cependant, Stendhal va afficher un objectif étonnant pour son temps, celui d’être « sec », en l’occurrence et plus précisément, celui d’aborder l’amour d’une manière objective (et non sentimentale, affective ou simplement personnelle, vu le sujet) et plus, précisément, de faire œuvre d’« idéologie » (il emprunte le terme à l’Ecole des « Idéologues » de son temps), à savoir de réflexion « philosophique » : il emploie le terme de « philosophie » plusieurs fois, avec prudence, visant alors à atteindre le « vrai » dans ce domaine[1].
De ce point de vue, le plus important selon moi et qui n’enlève rien à la légèreté de son écriture, c’est le début de l’ouvrage qui dit tout, à deux niveaux. D’abord il y a la distinction primordiale qu’il fait entre quatre types d’amour, quitte ensuite à l’enrichir ou à la nuancer : l’amour-passion, l’amour-goût, l’amour physique et, enfin, l’amour de vanité, bien que ces formes d’amour puissent se mêler parfois. Mais cette distinction est très opératoire et elle révèle bien, en profondeur, des formes différentes de ce sentiment unique en son genre, qui nous touche tous. D’autant que son analyse se déploie avec une richesse, une rigueur et une finesse rares, dont seul La Rochefoucauld me paraît fournir l’équivalent, quoique dans un autre domaine. Je ne suis pas là pour la développer dans le détail, mais je la résume rapidement ! L’amour-passion se définit par lui-même du fait de son qualificatif de « passion », qui suggère tous les emportements et comportements affectifs qu’il inclut, ceux d’un bonheur intense, unique en son genre – vivre sans aimer ou en n’étant plus aimé consiste à être en présence du « vide », du « néant » précise l’auteur ensuite, exemples à l’appui, au point d’être tenté par le suicide comme il a pu l’être. L’amour-goût est un amour plaisant, conforme aux codes sociaux dans les milieux aisés, qui ne choque pas mais qui peut être délicat, sans atteindre à l’amour véritable, est-il dit, et il est donc susceptible de s’effacer facilement. L’amour physique, lui aussi, se définit par lui-même, et il s’accomplit, quand il est tout seul, sous des formes de diverses qualités ou durées, et, de toute façon, il est toujours immergé dans une relation sexuelle, même « à seize ans » est-il indiqué avec humour ; et s’il se sublime en autre chose, c’est qu’il change alors de nature. Enfin, il y a l’amour de vanité (qu’on trouvait aussi dans l’amour-goût) où l’on aime l’autre pour les avantages sociaux ou d’orgueil qu’on en tire, qui est superficiel ou « plat », même si, l’habitude aidant, il peut produire une espèce de « sûreté », sinon d’amitié.
Cela dit et avant d’en indiquer d’autres traits ou variations, le deuxième élément de l’amour véritable que Stendhal met magnifiquement en avant comme étant au cœur ou à l’origine de ce phénomène affectif, à ses débuts comme dans ses crises, est la « cristallisation » dont il faut analyser le processus tant il est important et dont il revient à l’auteur de l’avoir signalé et magnifiquement décrit, sans emphase inutile pourtant. Il compare l’embellissement de l’aimé(e) dès qu’on l’aime à ce qu’il se passe dans un rameau de bois en hiver au cœur d’une mine de sel et qui, tel quel, au début, n’est guère séduisant. Mais le froid va l’embellir par des morceaux de glace « brillants » qui vont s’y cristalliser et vont le rendre beau par ce qui ressemble alors à des diamants, qui le font échapper à sa médiocrité première que l’on oublie. Or l’amour, dans son élan primitif d’abord, plus fortement ensuite, voire dans des circonstances douloureuses où l’on craint de ne plus être aimé, procède de cette manière à l’aide d’une faculté essentielle ici, à savoir l’imagination : celle-ci dépasse la perception brute de l’objet aimé et le transfigure au point de nous faire prendre les qualité imaginées ou rêvées pour des qualités perceptives réelles. Ce processus peut-être embryonnaire, ne s’intensifier qu’après, mais il est toujours là et s’il s’éteint, c’est qu’on n’aime plus : l’amour et l’imagination sont donc indissociables, aimer c’est imaginer ou rêver autant que percevoir, c’est imaginer ou rêver en percevant ! J’y insiste : ce phénomène connaît des scansions, voire des crises, en l’occurrence des inflammations, des délires quand on a le sentiment que l’autre ne vous aime pas ou moins. Stendhal en parle d’autant mieux que ce livre, qui se veut et est objectif, est en réalité un jeu de masques dans lequel il répond à un immense amour déçu en Italie, celui qu’il a éprouvé pour une certaine Matilde (Viscontini) sans en être payé de retour. Il a donc connu réellement l’enthousiasme de la cristallisation à un degré intense et donc passionnel, mais aussi les affres de la déception, des visites chez elles différées avec leur angoisse et le réveil de la vision imaginée de l’aimée… au point d’errer dans les rues de Florence la nuit, comme un fou délirant et rêvant en vain. Mais il a aussi éprouvé ce qui se trouve paradoxalement associé à l’amour comme conséquence de celui-ci et de ses excès imaginatifs, même s’il en parle peu s’agissant de lui, à savoir la haine. Dans ce cas, la haine, y compris à l’encontre d’un rival ou de quelqu’un qui vous fait obstacle (une amie de Matilde dans son cas, qui le discréditait à ses yeux), n’est pas vraiment le contraire absolu de l’amour, il en est l’effet paradoxal, la conséquence de sa frustration. Et il peut entraîner – le livre en fournit de nombreux exemples historiques qui étonnent aujourd’hui, même si les féminicides (ou hominicides) font souvent la une de l’actualité – des suicides ou des meurtres, sans qu’il soit ici question d’évoquer la future « pulsion de mort » de Freud.
Or ce qu’il faut bien voir, c’est le statut de ce phénomène de cristallisation et des affects ou comportements qu’il entraîne, en liaison stricte avec le projet théorique de Stendhal à caractère philosophique : il est profondément naturel selon lui, révélant l’essence objective de l’amour, dans son universalité par conséquent. C’est donc une anthropologie de l’amour, universelle donc, qui nous est proposée, y compris dans ses variations ou particularités comme le coup de foudre (qui peut ne pas être immédiat malgré son appellation), l’orgueil féminin qui est à l’œuvre, l’amour qui « pique l’amour propre » de l’autre pour susciter son affection en retour ou, encore, « l’amour à querelles », différent selon que celui qui querelle aime ou n’aime pas. On n’en finirait pas d’évoquer toutes les nuances de ce sentiment avec son évolution souvent, décrites avec une minutie éblouissante.
Sauf qu’un problème, théorique à nouveau, se pose : sommes nous bien en présence d’une anthropologie universelle de l’amour, d’une philosophie de celui-ci nous disant à son égard un « vrai » anhistorique ou coupé du social ? Or on peut hésiter à cet égard (même si je m’y reconnais près de deux siècles après, je l’avoue), pour deux raison. D’abord et simplement, il est question souvent des habitudes qui peuvent recouvrir ou modifier les attitudes amoureuses et donc les remplacer par de l’artificiel que les sujets amoureux peuvent prendre pour du naturel dans leur propre vie ! Ensuite et surtout, malgré son extrême lucidité puisqu’il dénonce lui-même le rôle des habitudes dans la vie sentimentale, on peut se demander jusqu’à quel point Stendhal n’est pas lui-même intellectuellement victime, si l’on peut dire, d’une approche historique et sociale de l’amour. Cela se révèle, plus ou moins, dans l’attention qu’il prête aux manifestations de l’amour non seulement dans l’histoire mais dans les différentes nations de son Occident, au-delà de la seule France, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne et surtout en Italie, son pays privilégié (voir le livre II de l’ouvrage). Or on le voit nuancer le phénomène amoureux selon ces régions et selon les femmes qui suscitent l’amour : les femmes anglaises, délicates mais conformistes, provoquent parfois l’ennui de leurs maris, qui s’en distraient ailleurs, y compris dans l’alcool. Les allemandes, sensibles à la philosophie à laquelle s’intéressent leurs maris, versent comme eux dans un amour à caractère mystique ; enfin, pour s’en tenir là, il y a les italiennes que Stendhal a longtemps côtoyées, et qui révèlent sans retenue un tempérament amoureux ardent et très physique. Du coup, on voit les apparentes constantes de l’amour se démultiplier et perdre une partie de le leur universalité prétendue. Que faut-il en conclure ? Non que la philosophie stendhalienne de l’amour n’en serait pas une dans son ambition d’universalité. Mais que le fonds amoureux qu’il entend comprendre et nous révéler – dans les limites d’une époque où Freud, avec sa découverte de l’inconscient, n’existait pas –, ne doit pas évacuer ses traductions concrètes, historiques et nationales, qui pourraient, mais seulement pourraient, l’occulter.
Bravo pourtant Stendhal, à qui on devrait opposer, facilement mais sûrement, une large partie de la littérature amoureuse d’aujourd’hui dans ce domaine, en termes d’intelligence et de qualité humaine, sinon éthique, d’inspiration et même d’aspiration. Je ne citerai personne !
Yvon Quiniou
NB : On lira la version du livre chez Folio, éditée par V. Del Litto, très documentée.
[1] On est loin du sens socialement relatif que lui donnera Marx !