Charles d’Estève, poète
Il m’arrive rarement de présenter un poète ici, alors que j’adore la poésie. Or je vais le faire sans pudeur à propos d’un poète, Charles d’Estève, qui habite en Vendée, mais dont l’aura devrait dépasser ce département et le fait déjà quand il est sollicité pour lire ses poèmes en divers endroits. Je ne parlerai pas de ses nombreux recueils dont j’ai préfacé quelques uns mais d’un livre qu’il vient de publier et où il parle de la poésie, indiquant la manière dont il la conçoit et la vit, ce qui n’est pas aussi fréquent qu’on le croit chez les poètes eux-mêmes. Surtout si l’on songe qu’il ne s’y livre pas en théoricien de l’esthétique poétique, mais, étonnamment, en écrivain peut-on dire, à savoir dans une suite d’aphorismes séduisants, voire drôles, lesquels nous révèlent ce qu’est la poésie pour lui, mais aussi ce qu’elle peut être pour tout un chacun et ce dans une perspective à laquelle j’adhère pour l’essentiel.
Ce recueil donc, intitulé Ah, la poésie ! , nous livre ses approches brèves sur elle (c’est un terme du sous-titre du livre) qui méritent vraiment d’être prises en considération et en raison d’abord de leur style qui est brillant dans ses formules, mais sans la moindre suffisance ou vanité ostentatoire. Au contraire, elles sont emplies d’humour, voire de jeux de mots, ce qui rend sa réflexion légère sans rien enlever à sa pertinence comme quand il dit : « la poésie est inflammable, elle requiert notre incandescence » ou encore : « les poèmes ne sont pas des bonbons à sucer, encore moins des pastelles contre l’ennui » !
Quel axes alors le guident dans ce qu’il fait et qui l’inspirent ? Il y a d’abord ce simple mais singulier constat que la poésie n’est pas la littérature, elle ne l’est que « pour les gens de lettres » versant dans une approche académique de celle-ci. Car elle a un contenu humain, au-delà du seul « jeu littéraire », elle vise d’abord « un approfondissement de notre humanité », ce qui veut dire que si elle « est partout, on ne la trouve qu’en soi-même », et que par ses mots elle va « arracher » à ceux-ci « quelque chose qui ne se trouve que dans la vie ». Adieu donc le simple formalisme poétique qui ne nous dit rien de son impact subjectif sur nous! Et c’est pourquoi elle n’est pas simplement un art (verbal), « c’est un progrès en âme », « une quête » de soi qui « nous rend à nous-mêmes davantage nous-mêmes ». Du coup et dans le prolongement de cette perspective, elle est aussi ce qui nous fait entrer en contact avec l’autre, celui qu’on lit et dans lequel on se retrouve, et cela permet de « se rapprocher de soi-même à travers l’autre ».
C’est déjà beaucoup et c’est pourquoi il m’arrive chaque soir d’en lire pour ne pas me sentir seul, me plonger dans mon intimité et m’apaiser face à un monde qui ne va pas bien et m’inquiète. Mais du coup, c’est à une nouvelle ouverture que procède la poésie, hors de tout engagement politique militant qui l’altèrerait comme hors de tout connaissance objective du monde, laquelle ouverture va nous procurer une extraordinaire jouissance ou consolation par rapport aux déceptions de l’existence. C’est à l’Être qu’elle nous fait accéder, celui des choses - entendons ce qui est autour de nous et que nous ne voyons pas suffisamment - mais dans sa beauté propre liée au regard que nous pouvons porter sur lui. Face au silence ou à la désolation du monde, le « poète glisse une étincelle de vie » au point de voir et de nous faire voir dans « l’instant, la lumière de l’éternité ». La poésie est donc un « éblouissement, celui d’une perfection jamais atteinte », et c’est dire que au-delà de la seule esthétique des mots et en les arrachant à leur usage ordinaire, elle « nous console d’une éternité supposée » mais qui n’est pas à nous, ou encore elle « nous repose du temps par l’intensité de l’instant ». Point n’est besoin ici de demander l’impossible au temps, comme Lamartine le suppliant de « suspendre son vol » pour nous faire savourer les « derniers délices » des « plus beaux de nos jours » ! C’est la poésie, ici, qui par sa beauté, suspend le temps et nous offre l’illusion vécue de sa suspension, un peu aussi comme le beau, chez Proust, nous en fait sortir dans la transcendance imaginaire de son expérience. Elle est donc en elle-même une « dilatation de l’être » ou encore une « célébration » de ce que nous pouvons en appréhender subjectivement.
On aura compris, pour finir, que la poésie, comme l’art en général et spécialement la musique, est bien le lieu d’une « émotion », celle, comme dit d’Estève, « de vivre un humanité plus humaine ». Emotion, donc, et par conséquent « effet de vie » pour reprendre l’expression du théoricien de la littérature Marc-Mathieu Mûnch : hors d’un simple jeu verbal, elle joue sur nos affects en les exprimant, quitte à les sublimer pour mieux les traduire dans une forme spécifique, en se souvenant alors que « la forme c’est le fond qui remonte à la surface », comme il a été justement dit, et d’Estève s’inscrit clairement dans la même ligne : « en poésie, le mot est la chrysalide de l’émotion », définition qui est épatante. A quoi il faut ajouter la supériorité de la forme poétique par rapport à l’expression ordinaire de nos affects ou sentiments : elle les fluidifie sans les altérer, voire en exprime des nuances infiniment délicates et intimes. Et si on lit les poèmes de notre auteur, ce que je conseille vivement, on sera séduit par une légèreté et une limpidité ainsi conquises, qui n’empêchent en rien leur profondeur, en quelque sorte à fleur de peau ou de cœur !
Yvon Quiniou
Charles d’Estève Ah, la poésie ! Travaux d’approche, Les introuvables, 2023