Le cas Bégaudeau
Il vaut la peine de s’intéresser au cas de François Bégaudeau tant celui-ci reçoit un succès à la fois d’écrivain et de personnage public depuis plusieurs années, les deux au surplus s’entremêlant. Je précise que l’ayant rencontré brièvement dans un débat, notre échange a été un peu vif, mais que par contre je l’ai lu et je voudrais parler ici de son dernier livre, Comme une mule, où il évoque, sans remords, le scandale qu’il a provoqué en injuriant une écrivaine qui était son amie jusque là.
Mais parlons d’abord de l’écrivain singulier tel qu’il se manifeste dans ce livre dont le titre frise l’auto-dérision. Il est difficile de le commenter en toute impartialité tant lui-même se livre avec plaisir, sinon égocentrisme, à la provocation et ce sur plusieurs registres ou de plusieurs manières. C’est incontestablement quelqu’un d’original par sa volubilité (il écrit un peu comme il parlerait), une forme d’inventivité incontestable, mais facile, dans les mots, ses variations de style qui le font passer du banal au précieux ou à l’érudit (il cite parfois sans l’indiquer), les changements de ton qui le font aller de notations courtes à de longues phrases provocatrices par leur longueur, avec des quasi répétitions délibérées, voire ironiques. Cela peut susciter un grand plaisir (comme face à un humoriste) ou, parfois, de l’ennui, voire d’agacement. « Affaire de goût » dirait-il lui-même pour s’excuser de l’effet qu’il me fait… ou m’excuser de ma réaction.
Par ailleurs il y a, et qui est important, ce qu’il dit dans des registres qui ne sont pas anodins : la politique, l’art, leur rapport tout autant entre eux et avec la morale (qu’il n’apprécie pas beaucoup), mais aussi la vie en général et l’ennui existentiel très fort qui l’habiterait s’il n’écrivait pas et qui sommeille donc en lui, prêt à se réveiller pour le mettre en présence du non-sens de l’existence (il doit aimer Camus). Avec cette idée curieuse et que je ne partage pas du tout, bien qu’incroyant comme lui, à savoir que « tout est inutile », sauf que cette conviction nourrit ses réflexions et, donc, lui est utile pour vivre, lui permettant d’écrire avec jubilation hors de cette considération.
Or dans ce domaine réflexif, on déniera son rejet curieux de la politique (malgré ses convictions de gauche, pas toujours claires mais assumées) et surtout ce qu’il pense de l’art et de sa production. Sa production ou sa genèse, si l’on préfère, chez lui et ce qu’il en dit, reste très mystérieuse : des pensées lui viennent sans qu’elles aient été projetées dans le cadre d’une intention ; par contre elles sont « pro-jetées », jetées en avant de lui et elles lui échappent avec l’écriture qui les exprime, et il les découvre, satisfait ou pas, satisfait en général même s’il les retravaille, l’écriture étant sa passion. Mais du coup, que veut-il dire et pas seulement faire alors ? Le texte est là pour répondre sans lui et cela renvoie à une thèse générale qui est la sienne et que je ne partage pas du tout. Pour l’illustrer il suffit de mentionner ce qu’il dit de la peinture et de tel aspect d’un tableau qui vous séduit : il s’imprime en vous mais il n’exprime rien, donc il n’a pas de sens en lui-même. Le sens ne lui vient que de votre interprétation - interprétation subjective qui est une réalité incontestable, Bégaudeau a raison, mais qui est suscitée par l’œuvre elle-même et renvoie à sa valeur expressive : comment nier que l’œuvre de Vermeer avec la douceur de ses couleurs exprime le tempérament de son auteur ou que la violence des tableaux de Van Gogh ne traduise (hélas pour lui) celle de l’homme lui-même ? Il y a là un « effet de vie » de l’art, mis en évidence et théorisé par ce grand penseur singulier de l’art qu’est M.-M. Mûnch et que j’ai repris à mon compte dans mes propres écrits à ce sujet, dont L’art et la vie.
La vie donc et pour finir ce bref commentaire. Il en est question sous plein d’aspects chez Bégaudeau, et il le revendique à juste titre, au moins nommément : l’amour, l’humour ou le rire, l’ennui, les incartades, les attitudes déplaisantes, y compris les siennes qu’il met en avant, des comportements peu élégants touchant à la sexualité et qu’il évoque sans pudeur ou décence, etc. Du coup, c’est l’occasion inévitable de parler de ce qui a provoqué l’écriture de ce livre en un sens audacieux : l’injure adressée à son amie (jusque là) Ludivine Bantigny, écrivaine comme lui, suite à une remarque critique et publique qu’elle lui aurait faite, ce qui l’entraîna à réagir en l’injuriant dans des termes plus que déplaisants : injurieux et totalement déplacés humainement ou moralement, mais la morale n’est pas son affaire, il le dit clairement, la confondant avec le moralisme conventionnel ou hypocrite. Il l'aura donc accusée d’avoir couché (je m’exprime poliment) avec les membres d’une revue critique de gauche, sans doute motivée par un quelconque intérêt d’écrivaine ( ?). Après la plainte, justifiée, de celle-ci devant la justice, Bégaudeau n’a pas été condamné judiciairement mais disons humainement ou, carrément, moralement : on lui a reproché des « propos inélégants et obscènes », sur fond de « sexisme » anti-féminin. On en restera là, malgré les regrets publics exprimés par notre auteur alléguant l’humour pour s’excuser - lequel humour, si l’on peut dire « a bon dos ».
Concluons. Il n’est pas question de nier la stature originale de cet homme-écrivain dans un univers littéraire actuel que je trouve généralement (pas toujours) fade par son « auto-centrisme » souvent familial ou familialiste, ni l’intérêt qu’il peut y avoir à le lire (ma femme, grande lectrice est emballée par lui). Mais Bégaudeau nous embarque, dans ce livre en tout cas, dans une aventure qui, malgré des éclats brillants, est aussi faite de bric et de broc souvent provocateurs, sinon vulgaires, en tout cas humainement gênants dans une époque d’où l’option morale a malheureusement disparu.
Yvon Quiniou, auteur en particulier de L’Art et la vie et, à paraître, de La subjectivité vivante de l’art.