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Billet de blog 20 janvier 2022

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L'ethnologie au risque de sa dérive naturaliste

Il faut s'intéresser au travail d'ethnologue de Ph. Descola et, au-delà de sa richesse empirique, contester l'interprétation philosophique qu'il en donne. Elle consiste à intégrer l'humanité dans une nature globale, au même titre que les peuples primitifs, et à souhaiter une alliance paisible avec elle. C'est oublier que l'homme s'en est détaché par la culture, à son profit s'il ne l'abîme pas.

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                                            L’ethnologie au risque de la dérive naturaliste 

L’ethnologue Philippe Descola a publié, entre autres, un livre d’entretiens La composition des mondes (réédité récemment) qui a contribué à le faire connaître auprès du grand public vu la vaste synthèse de son travail qu’il nous offre. Mais il me semble indispensable d’y revenir au regard de ce qu’il se passe de dramatique dans notre « monde » sur le plan écologique. Je laisserai de côté sa biographie un peu curieuse qui l’amena à renoncer à la philosophie au profit de son engagement dans l’ethnologie, sa vraie passion, qui le fit nommer au Collège de France mais que je ne détaillerai pas non plus ni ne jugerai, faute de compétences pour le faire. Non, ce qui va m’intéresser ici, c’est ce qu’il fait dire à l’ethnologie quand il dépasse sa riche information des faits dans ce domaine, pour se situer sur un plan réflexif et conceptuel où c’est l’anthropologue qui parle et qui avance la thèse d’un « naturalisme » intégral (mais non uniforme quand on l’a bien compris), dépassant la distinction (que faisait son maître Lévi-Strauss) de la nature et de la culture pour élargir cette idée de « nature » : elle unifie l’humanité dans sa variété historique et sociale sous un concept qui inclut non seulement les « humains » mais aussi ceux qu’il appelle les « non-humains », à savoir les minéraux (la matière inerte), les végétaux et les animaux et ce, à condition que cette « naturalisation » élargie de la réalité n’oublie pas que la spécificité de l’homme est de posséder une intériorité, quelle que soit son statut ontologique (atomique, biologique, spirituel, etc.) et qui du coup semble le faire hésiter à parler de « matérialisme » pour sa conception d’ensemble. Dès lors, on n’est plus dans l’ethnologie au sens strict, avec tous ses acquis empiriques (les siens ou ceux de ses collègues), mais dans une interprétation philosophique de ceux-ci qui en fait un anthropologue (c’est son titre officiel désormais) dont le propos d’ensemble à la fois peut séduire mais, tout autant, être contesté lucidement, y compris dans les conséquence politiques qu’il en tire. Disons d’emblée que son naturalisme pleinement assumé avec le sens qu’il lui donne peut être considéré, à ce niveau précis, comme une idéologie ethnologiste qui mérite d’être discutée comme toute idéologie, alors même que la science ethnologique en serait la base présumée (ce qu’il pense) et comme c’est souvent le cas.

Son concept principal, qui relève bien de la philosophie, est celui d’ « ontologie », dont il prétend que toutes les cultures nous en proposent une qui les cimente, et qu’il met parfois sur le même plan, à un certain niveau en tout cas, pour autant que à chaque fois il s’agirait d’une « construction métaphysique »… et non pas, pour les primitifs par exemple, d’imaginaires idéologiques. Je laisse de côté ce qu’il peut dire alors, d’une manière très précise, sur les  « mondes primitifs » (voir le titre du livre qui les inclut) vis-à-vis desquels il manifeste une empathie (voire parfois une admiration) étonnante quand on songe à quel point l’irrationnel, sinon le déraisonnable, dans les croyances et les comportements y domine – j’y reviendrai pour finir. Je vais insister seulement sur ce qu’il dit, de ce point de vue « ontologique », à propos de l’histoire de la pensée élaborée depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours et où l’on trouve d’étranges contre-sens ou déviations de sens destinés à dénoncer la séparation, arbitraire selon lui, de la nature et de la culture. Dans le domaine proprement philosophique (qu’il a abandonné, je le rappelle), il lui est difficile de se faire, en particulier, à l’idée d’une « nature objective » et matérielle que l’on trouve en particulier chez Démocrite (voir p. 288) et l’on récusera son affirmation qui en fait un « artifice intellectuel », lequel au surplus n’aurait rien donné en matière de science physique. Or c’est oublier à quel point cette idée d’« une nature englobante » se retrouve chez Epicure ou les Stoïciens, même si c’est avec un statut différent. Parallèlement, l’insuffisance de la science physique dans l’Antiquité, qu’on retrouve dans celle d’Aristote, s’inscrit dans une histoire intellectuelle qui n’en était qu’à ses débuts, et non dans une « culture » ou un « monde » hors du temps, ce qui implique que l’on accepte l’idée d’un développement des sciences et des techniques et du progrès qu’elles impliquent – notion de « progrès » qui le rend souvent sceptique au profit d’analogies interculturelles qu’on doit contester.  C’est ainsi qu’il est capable de soutenir que l’islam n’aurait pu accéder au naturalisme qu’il défend en raison de son refus religieux des « images » de la nature, oubliant que son fond doctrinal lui interdisait de naturaliser l’homme, comme son refus persistant et dogmatique de la théorie de l’évolution de Darwin le démontre encore aujourd’hui ! On pourrait peut-être en dire de même pour la culture chinoise du passé (p. 289 et dans d’autres passages). En tout cas, on aurait aimé que, sur ce plan toujours réflexif, il fasse une place aux penseurs qui, échappant à l’emprise des religions, ont su mettre au premier plan de leur ontologie (le terme s’impose ici) l’idée justement d’une nature englobante, sans transcendance externe, comme Spinoza ou, plus près de nous, Marcel Conche dont j’ai parlé ici même, et ce quel que soit le statut qu’ils confèrent au « sujet » humain.

Enfin, et c’est peut-être encore plus grave selon moi, il a du mal à accepter une double idée que l’on peut tirer à la fois de Darwin (à nouveau) et de Marx et de ses défenseurs : celle qu’il y a donc une nature globale d’essence matérielle, certes, mais qui admet des niveaux et des formes spécifiques du fait de l’évolution. C’est ainsi que le matérialisme de la nature (il n’y en a pas d’autres !) n’est pas univoque en raison des transformations de celle-ci : cette nature matérielle fait alors une place tout aussi importante à l’homme comme être culturel  qui, justement, transforme cette nature dont il dépend et qui crée un « monde » spécifique, celui de la culture, qui le modifie constamment et, surtout, qui le détache non de la nature mais de ses formes primitives ou anciennes dans lesquelles il était enfermé. Parmi ces transformations essentielles il y a l’apparition des valeurs morales auxquelles Descola attache une grande importance, ce dont il faut le féliciter ici tant l’ethnologie peut tendre à les relativiser – relativisme dans lequel lui-même peut tomber malgré cette position normative. Et ce qu’il faut bien comprendre – mais l’auteur ne semble pas au courant de ce point pourtant essentiel –,  c’est que ces valeurs, si elles sont bien un effet immanent de l’évolution de la vie naturelle, en un sens la transcendent et l’on dira, avec P. Tort commentant le second Darwin, celui de La filiation de l’homme, qu’elles en émergent, constituant alors une réalité non trans-naturelle mais spécifique, avec leur vérité ou leur validité propre qui nous permet de juger, y compris de les juger, car elles évoluent, et de juger les cultures ou les « mondes » qu’elles façonnent. Ce qui implique dès lors qu’on hiérarchise celles-ci au sein d’un progrès normatif, jusqu’à, par exemple, l’apparition des valeurs de la Révolution française.avec leur universalité définitive.

Or c’est ici, à nouveau, que l’approche ethnologique de Descola (comme celles d’autres ethnologues) se mue en anthropologie et fait à nouveau problème selon moi (voir la fin du livre). Car sous prétexte de rapprochements hasardeux avec d’autres sociétés «  mondes », c’est bien une espèce de relativisme historique et culturel, même discret, qu’il soutient au détriment de notre modernité, comme si sa fréquentation concrète des sociétés primitives ou de ce qu’il en reste l’avait fasciné au point de l’empêcher de porter un regard critique sur le statut de la vie humaine de ses membres, dans leur existence individuelle comme dans leurs rapports sociaux. Il paraît ne pas connaître la notion d’aliénation et ne pas soupçonner qu’ils en sont victimes ! Plus largement d’ailleurs, ses aperçus finaux sur les sociétés de classes et le capitalisme contemporain tels qu’on peut les penser à partir de Marx (c’est le cas au contraire de Godelier) à la fois font abstraction de la conflictualité économique dramatique qui les caractérise et oublient ce qui les distingue malgré tout, au positif, des sociétés archaïques, au point d’affirmer que « si l’anthropologie ne nous fournit pas des idéaux de vie alternatifs, elle nous apporte la preuve que d’autres voies sont possibles», meilleures que la nôtre, même si elles sont improbables ou réellement impossibles (p. 343) ; et il refuse le « présentisme » qui ferait de notre présent, même appréhendé critiquement, le juge du passé et donc une norme à suivre.

On ne saurait cependant en rester là pour juger ce livre à ce niveau qui est aussi politique (ce dont l’auteur a conscience). Car sa prise en compte des divers « mondes » l’amène à nous proposer une entente entre la « nature » des humains et celle des non-humains – souci que la crise écologique planétaire que nous connaissons justifie pleinement et l’on doit en remercier Escola. Mais à une condition impérative, sans laquelle l’écologie vire à droite : je ne crois pas qu’il faille respecter à tout prix la nature en soi, comme si la nature avait des droits et devait être sacralisée (p. 325), mais par rapport à l’homme d’un point de vue strictement agnostique. C’est en quoi l’humanisme a priorité sur le naturalisme global !

                                                               Yvon Quiniou

Philippe Descola, La composition des mondes, Champs/Essais

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