Le sexe n’est pas une marchandise !
Je m’inspire ici d’une excellente chronique de la spécialiste du féminisme V.de Filipis-Albate dans « L’Humanité » (le 20 mars), intitulée justement « Le sexe n’est pas un travail », pour prolonger son propos à ma manière. Elle a parfaitement raison de dire cela contre une mode idéologique féministe, qui se veut radicale ou extrémiste, mais qui, en réalité, est assez lamentable. Je pense ici à une figure de cette tendance, Virginie Despentes, qui dans son livre « King Kong Théorie » affirme que« la prostitution est un métier comme un autre » (je la cite) et qui justifie donc le fait qu’une femme vende son corps, sachant cependant que pour elle « tout métier est dégradant ». A l’opposé et avec courage car sans complaisance, notre chroniqueuse rejoint, ce disant, les premières féministes d’inspiration marxiste du début du 20ème siècle, Klara Zetkin et Alexandra Kolontai, qui dénonçaient la prostitution à laquelle les femmes pauvres étaient parfois amenées à se soumettre pour survivre et elles demandaient que, provisoirement, on l’accepte légalement malgré tout pour leur permettre seulement de survivre, en attendant mieux (ce qui n’est pas tout à fait dit dans cette chronique). Et du coup, elles militaient pour un changement de société, le communisme, où les femmes n’auraient plus besoin de ce recours ou secours.
Notre chroniqueuse ajoute justement un constat négatif de la situation que je partage : à la fois elle critique les proxénètes et l’argent facile qu’ils retirent de leur activité, même si elle est légalisée dans des maisons crées à cet effet et, tout autant, elle dénonce les violences sexuelles qu’elles subissent… même si elles ont « choisi » d’offrir leur corps. Il y a là un commerce difficilement acceptable, dans lequel les femmes racisées sont nombreuses, hélas, qui transforme le corps dans sa partie la plus intime, le sexe, en instrument mercantile.
Mais au nom de quoi peut-on et doit-on condamner cette forme d’exploitation de la corporéité ? Elle ne veut pas le faire au nom de la morale et on retrouve là une forme de pensée amorale que le courant marxiste a eu tendance à revendiquer, y compris dans sa critique du capitalisme et s’agissant de la venue supposée du communisme, qui ne serait pas un « idéal sur lequel la réalité devrait se régler» et pour qui la morale serait « l’impuissance mise en action ». Ce faisant ce courant dominant entend se réclamer du Marx, celui de L’idéologie allemande et du Capital, qui se veut une pure analyse scientifique du capitalisme, refusant l’intervention de l’instance morale. Or c’est là une faute théorique et politique importante, classique dans un certain marxisme, contribuant à affaiblir la critique du capitalisme et à désarmer la lutte militante – d’autant plus que la morale est présente explicitement chez le Marx de jeunesse (par exemple dans sa critique de la religion) et implicitement dans son analyse impitoyable, ensuite, de la situation des travailleurs exploités, sans qu’il la réfléchisse réflexivement, ce que fera Engels.
Or, pour revenir à la prostitution, je tiens à rappeler que le même Marx lui était clairement opposé. Dans le Manifeste (2ème partie) il dénonce le mariage bourgeois comme étant une « communauté des femmes mariées », donc un forme de prostitution légale mais, dit-il subtilement, « officieuse », qu’il rejette vivement. Et dès les Manuscrits de 1844, il faisait du rapport de l’homme à la femme un test du rapport de « l’homme à lui-même » ; et du coup, c’est dans son statut de proie et servante de la volupté collective » qu’il voyait l’expression de « l’infinie dégradation dans laquelle l’homme se trouve vis-à-vis de lui-même » (3ème Manuscrit). Or comment ne pas voir que, dans ces deux textes, c’est bien une indignation morale qui se manifeste clairement, celle d’un humaniste visant l’élévation concrète de l’humanité dans ce domaine aussi ?
Mais quelle indignation morale alors, de quelle nature est-elle plus exactement ? Sans vouloir compliquer ici ce point, je rappelle seulement, en m’appuyant sur Kant, qu’il y a des impératifs moraux dont la violation doit être punie par la loi comme le crime ou la violence, et des impératifs moraux eux aussi, qu’on peut dire « éthiques » si l’on veut, mais dont le non-respect, lui, n’a pas à être sanctionné par cette même loi officielle. : il en parle dans sa Métaphysique des mœurs (et non dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs) distinguant donc, dans ce cas, le Droit et la Vertu, les devoirs envers autrui et les devoirs envers soi-même. Disons, en transposant et sans le trahir, que la morale interdit la prostitution sans pouvoir sans qu’elle puisse être sanctionnée par le droit pénal, et qu’elle prend seulement la forme d’une indignité personnelle. La femme, celle qui se prostitue pour se faire de l’argent et il y en a qui n’y sont pas contraintes vraiment comme il est indiqué dans le texte, est motivée par le seul appât du gain ou du lucre Or je le dis clairement à nouveau : instrumentaliser son sexe, ce qu’il y a donc de plus intime chez l’être humain, c’est un manque de respect à l’égard de soi, de sa propre personne et oublier que faire l’amour doit rester une jouissance que l’on partage librement à deux. C’est en ce sens que la morale doit intervenir en politique, y compris à ce niveau, donc!
Ajout tardif: Je ne parle pas du client de la prostituée.Mais on peut transposer, sauf que pour qu'il y ait un client, il faut bien qu'il y ait une "marchandise"!
Yvon Quiniou