Quand l’intelligence journalistique faiblit
Je voudrais brièvement critiquer se qui se passe dans les médias aujourd’hui, en partant d’un éditorial de Jacques Julliard dans le journal Marianne de cette semaine, journal que j’apprécie par ailleurs à plusieurs points de vue. Son propos final, partant bizarrement d’une analyse de ce que fait Biden à propos de l’Ukraine, dans le cadre de l’OTAN, est proprement ahurissant et montre à quel point l’intelligence moyenne des journalistes faiblit à un point rare.
Son « idée » est que il y aurait une « déroute des grands systèmes d’explication tels le marxisme et le libéralisme à l’échelle de l’histoire », rien que ça ! Et il faudrait faire reposer l’explication historique sur la référence à la « personnalité » de ses acteurs, donc, dit plus clairement, sur la « nature humaine » avec ses tares psychologiques. Or ce propos n’a aucun sens pour qui a approfondi la compréhension de ces « systèmes », et il m’étonne venant d’un esprit cultivé, qui n’a donc pas l’excuse de l’ignorance : il traduit simplement un fort défaut d’intelligence des choses quand cette intelligence est conditionnée par les préjugés idéologiques dominant de plus en plus notre époque. En quelque mots, hélas (car je viens d’achever un livre sur l’idéologie que je ne peux présenter exhaustivement):
1 Le libéralisme, dans sa forme « néo », a envahi la conscience de bien d’hommes et militants politiques aujourd’hui, y compris à gauche, depuis la déferlante libérale qui a envahi l’Occident après la chute de l’URSS. Or il ne s’agit pas seulement d’un mouvement d’idées mais d’une idéologie qui reflète une réalité incontestable, à savoir l’existence de plus en plus prégnante d’un système capitaliste (autre nom du libéralisme économique) qui domine ce même Occident et produit des méfaits humains insupportables : inégalités croissantes, pauvreté grandissante à l’échelle du monde, compétitions des pays ou entre « blocs » à l’aune d’un transnationalisme capitaliste (qui n’a rien à voir avec un « inter-nationalisme » respectant les nations), sans compter la crise écologique dont même l’anthropologue Descola accuse le capitalisme dans son rapport à la nature, etc. Prétendre que la référence théorique à ce système (car c’est un système) n’est pas explicative ne signifie absolument rien, sauf une grande carence à comprendre notre monde. Et pour ceux qui douteraient de ce que je dis, je les invite à lire ou relire le livre-programme, Révolution, de Macron (inspiré sans le dire du théoricien libéral américain Hayek) qui offre une épure de ce que je dis, ou encore le livre de Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? qui théorise l’intérêt de ce système décrété hors- morale par lui.
2 Le sort réservé au marxisme est du même acabit. Je ne sais pas s’il a lu Marx vraiment, mais en tout cas il ne l’a pas compris : comment nier le rôle déterminant du développement des forces productives depuis la sortie des sociétés primitives, avec leurs conséquences sur les rapports sociaux de classes ? Comment nier l’existence de l’exploitation économique d’une grande masse de la population du fait de la propriété privée des moyens de production et le rôle joué par la recherche effrénée et aveugle du profit par les capitalistes ? Comment récuser le conditionnement de nos idées, sous une forme multiple et changeante dans l’histoire, par ce même développement de l’économie avec ses conséquences sociales, à l’opposé des visions idéalistes antérieures du processus historique ? La religion n’aurait donc pas été un « opium du peuple », venant de sa « détresse réelle » et l’alimentant en la cachant ou en la justifiant, pour ne citer que cet exemple ?
3 J’ajoute que l’affirmation, sous-jacente à son propos chez lui mais clairement affirmée dans beaucoup de journaux ou autres médias (y compris dans un journal comme Le Monde), selon laquelle « le communisme serait mort » révèle une incompétence intellectuelle énorme, mais dominante, dans la compréhension de ce qu’était ou devait être, selon Marx, ce communisme. Il ne pouvait se produire, conformément à son analyse conceptuelle, qu’à partir des conditions matérielles, économiques et sociales, du capitalisme développé – conditions qui n’existaient pas en Russie (comme en Chine d’ailleurs) – et sous une forme pleinement démocratique – ce qui n’a pas été le cas avec la tragédie stalinienne Bref, le communisme n’est pas mort parce qu’il n’a jamais vécu tel qu’il aurait dû être réalisé. Ici, à nouveau, c’est le logiciel marxiste bien compris qui reste explicatif !
4 Enfin, opposer au marxisme l’idée que « les hommes font l’histoire », y compris des hommes médiocres (ce qui n’est toujours exclu), c’est oublier que cette affirmation est une thèse essentielle du matérialisme historique à condition de se souvenir qu’ils sont aussi faits par elle : les hommes sont largement faits par l’histoire qu’ils font, cela a été dit dès L’idéologie allemande et les Thèse sur Feuerbach. Il y a un mythe de la référence à un « homme en général » faisant à partir de lui seul et de sa psychologie l’histoire et dont les défauts humains (cupidité, individualisme, rivalité, violence) seraient responsables des « défauts » (c’est une litote) de cette même histoire. D’autant que ce faisant un on reprend une « antienne » de l’histoire des idées anthropologiques que l’on trouve en particulier chez Hobbes (« L’homme est un loup pour l’homme ») et Nietzsche (avec sa « volonté de puissance ». opposant les êtres humains). C’est à vouloir penser ainsi qu’on contribue à enfoncer les hommes dans leur malheur historique et, plus largement, dans leur aliénation.
Pour conclure : je n’insulterai personne en rappelant le titre même de son article, « Le gâteux vous salue bien ». La manière de se désigner ainsi est sans doute ironique ou une forme d’humour, mais elle bien là, elle n’est pas de moi et on peut lui enlever son ironie ou son humour !
NB : Je laisse de côté délibérément la Chine par rapport au marxisme, dont le cas est à la fois étonnant et peut-être (je dis bien : « peut-être ») positif aujourd’hui si on l’appréhende « sans œillères ».
Yvon Quiniou, auteur entre autres, récemment, (avec N. Foufas, jeune philosophe grec) de La possibilité du communisme (L’Harmattan) qui a au moins le mérite de rétablir de saines vérités, sans se payer de mots ! Julliard devrait le lire !