Un monde agricole poignant
Le cinéaste Gilles Perret vient de nous offrir une image poignante du monde agricole dans son film « La ferme des Bertrand », d’autant plus poignante qu’elle intervient au sein d’une actualité où la question agricole fait surface douloureusement
Le film est d’abord très subtilement conçu puisqu’il mêle des images anciennes datant de cinquante ans, nous montrant trois agriculteurs s’installant dans un petit village de Haute-Savoie et la transmettant ensuite à leur neveu et sa femme, et des séquences d’aujourd’hui alors que le travail agricole s’est mécanisé, tout cela constituant comme un seul film en noir et blanc puis en couleur, mêlant le passé et le présent.
La conjonction des anciens, qui ont vieilli et regrettent en un sens leur ancien mode vie, et des présents qui s’adaptent en famille à la nouveauté, est riche en enseignements. Le point commun se trouve dans l’amour de la nature au sein d’une magnifique montagne d’où l’on aperçoit des sommets enneigés, mais aussi dans l’amour des bêtes dont les anciens étaient plus proches, capables de nommer individuellement chaque vache de leur troupeau et de s’en occuper manuellement, pour les traire par exemple, voire pour faire accoucher les femelles. Mais cela se payait d’un rythme de vie harassant et de la solitude masculine, les hommes n’osant pas entraîner des femmes chez eux, mais sans que cela les désolât : ils aimaient leur métier !
A cette vie ancienne de paysans, de laquelle ceux-ci gardent un souvenir attachant ou nostalgique, s’est substitué un travail très mécanisé, moins dur, dans des paysages tout aussi beaux, mais charnellement en un sens moins plaisant et dont il faut qu’ils achètent les instruments nouveaux. Par contre, les corps sont moins abîmés - on le voit à leur visages limpides et frais -, la vie familiale peut s’y déployer et l’on voit même les enfants, quand ils rentrent de l’école, être fascinés par leurs parents au point qu’on pourrait croire qu’ils voudraient ensuite les remplacer ! On assiste même à une fête de village joyeuse où l’on danse ensemble, sans se soucier de l’âge que l’on a.
Reste que le nombre de paysans en général se réduit et, surtout ici, que l’on voit la campagne montagnarde envahie par le tourisme parce qu’on n’est pas loin de Genève et des stations de ski attirant des touristes ou des vacanciers, avec des constructions de maisons ou d’immeubles qui réduisent la taille des champs dans lesquels ils travaillent et gagnent leur vie. Sans compter les contraintes écologiques auxquelles ils doivent faire face et dont un propos du film semble regretter qu’ils ne les assument pas pleinement ou de gaîté de cœur.
On pourrait multiplier les analyses de détail, spécialement psychologiques, dans l’évolution des mentalités, les rapports inter-individuels et le progrès du niveau culturel de ces nouveaux paysans. De quoi bien comprendre, au-delà de la séduction formelle de ce film, ce qui se passe aujourd’hui dans le monde agricole, avec ses colères ! A voir impérativement, donc.
Yvon Quiniou