Décidément je ne comprends pas Le Monde qui, après m'avoir refusé une tribune (ça lui arrive de plus en plus) répondant à Marcel Gauchet et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est argumentée et honnête (voir mon précédent billet) donne au contraire la parole au directeur du Centre de recherches politiques Raymond Aron - ce qui veut tout dire d'emblée tant Aron (que j'ai lu et cité dans mes travaux, spécialement à propos de Marx) fut, malgré son intelligence érudite, un penseur politique pleinement réactionnaire, hostile à la gauche et, en son temps, au Programme commun de celle-ci. Cela permet de comprendre ce qui va suivre.
L'auteur de cette tribune, Patrick Guennifey, se lance dans une diatribe d'une virulence extrême et portée par un mépris rare à l'encontre de ceux qui ont protesté contre la fonction attribuée à Gauchet aux journées de Blois. Je cite ses expressions d'une qualité intellectuelle peu fréquente: "tant de bêtise et d'ignorance", "l'intelligence est devenue une denrée rare" (à le lire, j'approuve: il contribue à sa rareté) et "le nombre des nécessiteux augmente" ainsi que celui des "demi-savants" qui peupleraient nos universités. Arrêtons-nous ici : où enseigne-t-il sinon à l'EHESS et sait-il, lui ce "savant entier", que dans les années 1990-2000, l'entrée à l'Université, en philosophie en tout cas, était quasiment interdite de facto aux marxistes (j'en sais quelque chose)? A quoi il ajoutera, en fin d'article, qu'il n'y a là que des "intellectuels au fond très bêtes et très méchants" qu'il compare à des "Fouquier-Tinville de notre époque", aux "méthodes staliniennes" (attention à l'anachronisme!). Honnêtement : il est dangereux de faire ce genre d'assimilation dans un article doté d'une telle violence, sans le moindre respect pour l'interlocuteur, car elle est facilement retournable contre celui qui la profère. Guennifey ne serait-il pas un moderne Fouquier-Tinville, coupeur de têtes intellectuelles, en opposition radicale avec la tolérance liée aux idées libérales qu'il défend?
Au fait, pourquoi tant de haine et si peu d'arguments? La suite de l'article nous le fait comprendre. Ceux qui protestent contre la fonction attribuée à Gauchet (et pour mon compte, à cela seulement) ont un tort indélébile à ses yeux : ils appartiennent à cette "gauche imbécile" (sic) qui croit pouvoir critiquer le capitalisme et projeter le dépassemenet d'un libéralisme qui fait pourtant fallite partout. Ce ne seraient-là qu"idées vermoulues" et "théories loufoques". On lui laissera la responsabilité de ces charmantes, en réalités imbéciles, accusations! Pas un mot sur le retour en force depuis la crise de 2008, et au plus haut niveau, de la critique marxienne, économique et sociale, de notre système actuel... dont même l'Université a, à sa manière, reconnu la validité en inscrivant Marx à l'écrit de l'agrégation de philosophie cette année, pour la première fois de son histoire : l'Université deviendrait-elle elle aussi "vermoulue" et "loufoque"? Guennifey ignore peut-être ce retour en force, mais il a une excuse : l'insupportable silence des médias, y compris Le Monde, sur les travaux des intellectuels qui travaillent à partir de Marx - silence qui s'apparente, soyons clair, à une véritable censure idéologique consciente et assumée dans les comités de rédaction. C'est pourquoi la thèse d'un libéralisme considéré comme la fin de l'histoire par Gauchet (je ne parle que de cet aspect de sa pensée) est insoutenable : c'est un propos performatif destiné à faire se réaliser un désir en le présentant comme un pronostic objectif et ayant en vue, ou en tout cas pour effet, de conditionner les consciences dans ce sens. Quant à l'idée d'un triomphe définitif de la démocratie dans le monde, que je souhaite autant que lui mais avec ses conditions socio-économiques et culturelles sans lesquelles elle n'est qu'un leurre, elle ne manifeste pas une grande lucidité théorique quand on voit la situation mondiale aujourd'hui (voir à nouveau mon précédent billet).
Dernier exemple, le plus symbolique, de ce mépris qui m'a tout l'air d'un mépris de classe (comme on disait autrefois, mais la formule redevient hélas d'actualité) : voici que Aragon, le talent en plus il est vrai, est plus ou moins rangé dans cette même catégorie des esprits critiques, hostiles au capitalisme (ce qui est vrai), donc imbéciles (ce qui est faux), et qu'il aurait même été (à ce titre?) "un salaud, l'affaire est entendue". On appréciera à nouveau le "compliment" et on laissera au lecteur le soin de le retourner ou pas à son auteur.
Yvon Quiniou